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La 25ème Heure

La 25ème Heure

Titel: La 25ème Heure Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Virgil Gheorghiu
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certains moments, j’avais trouvé que les soldats avaient été généreux en me laissant mes lunettes. Mais ce n’était pas de la générosité. C’était du sadisme. Car ils ne m’ont pas seulement cantonné dans mon rôle de spectateur, ils m’ont indiqué aussi ce que j’avais à voir : les Camps. Je n’ai pas la permission de regarder autre chose que des camps, des maisons de fous, des prisons, des soldats, des kilomètres et des kilomètres de barbelés. Et c’est pourquoi je renonce aux lunettes.
    " Je renonce à la seule chose qui m’était encore permise ici-bas. Les lunettes, tout comme les yeux, sont une des choses les plus merveilleuses, les plus inégalables de la terre. Mais à condition d’être en vie. Lorsqu’on n’a plus de vie, ou lorsqu’il ne nous reste plus que quelques gouttes de vie, ou un accès temporaire et limi té à la vie, les lunettes deviennent une sinistre plaisanterie. As-tu jamais vu un mort porter des lunettes ?
    – Mais vous, monsieur Traian, vous n’êtes pas mort !
    – C’est là le seul espoir que nous gardions encore, celui de ne pas être encore morts. Mais l’espoir ne peut remplacer la vie. L’espoir est une herbe qui pousse même entre les tombes.
    – Mais nous, nous sommes en vie, monsieur Traian ! dit Moritz.
    – Nous croyons et espérons être encore en vie.
    Iohann Moritz regarda longuement Traian. Il se rappela que Traian venait de sortir de la maison de fous. Il ne lui avait dit lui-même.
    –  N’aie pas peur, mon vieux Moritz ! dit Traian. Je ne suis pas fou. Ce serait dommage que tu me croies fou, toi aussi. Tu prétends que je suis encore en vie parce qu’au moment où je ne serai plus en vie tu me verrais mort. Tu verrais mes paupières se fermer, mon cœur cesser de battre et tout mon corps se refroidir. Tu verrais mon cadavre. Mais, mon vieux Moritz, il y a certaines morts qui ne laissent pas de cadavres derrière elles. Les continents meurent et ne laissent pas de cadavres. Les Civilisations meurent et ne laissent pas de cadavres. Les Religions non plus, ni les Patries. Les hommes aussi, meurent parfois avant d’avoir pu prouver leur mort par leur cadavre. Me comprends-tu ?
    Iohann Moritz se mit à pleurer.
    – Pourquoi pleures-tu, mon vieux Moritz ?
    – Vous êtes malade, monsieur Traian…
    – Tu veux dire que je divague et que je suis fou ?
    – Non, je ne veux pas dire cela, monsieur Traian ! Comment pourrais-je dire pareille chose ?
    – Tu crois que je suis fou, dit Traian. C’est pourquoi tu pleures. Mais tu pleures en vain. Je ne suis pas fou, mon cher Moritz. Je suis plus lucide que jamais.
    – Oui, monsieur Traian ?
    – Bien sûr, Moritz, je suis lucide.
    – Je n’ai pas cru que vous étiez fou, mais je me suis dit que vous aviez mal à la tête, dit Iohann Moritz. Vous êtes resté tant de jours sans boire ni manger… Et là-bas où vous avez été peut-être vous ont-ils torturé… Vous êtes tellement pâle. Je n’ai jamais pensé que vous étiez…
    Iohann Moritz évita de prononcer le mot " fou ".
    Traian Koruga roula une autre cigarette et se dit que les hommes qui souffraient de l’écroulement de la Culture occidentale s’écroulaient et disparaissaient en même temps qu’elle. Ceux qui assistaient à cet écroulement demeuraient étrangers au drame. Ils appartenaient ou bien à une civilisation mécanique comme Jacobson par exemple, qui le prenait pour un fou, ou bien étaient des êtres primitifs comme Iohann Moritz, qui en sont encore à la phase des instincts et des superstitions, et ils le prenaient également pour un fou. Les hommes n’avaient rien à voir avec l’Europe. Iohann Moritz, comme Jacobson, prenait l’homme qui était arrivé aux limites des souffrances spirituelles, pour un fou.
    La seule qui aurait pu se rendre compte qu’il ne s’agissait pas là de folie mais d’une souffrance qui avait atteint ses ultimes limites, était sans doute Nora, sa femme. Elle seule était assurée de survivre à ce drame, car elle avait l’entraînement héréditaire de milliers d’années d’esclavage et d’humiliations. Sa race avait pris l’habitude de l’esclavage et de la souffrance en Égypte, lorsqu’elle construisait les pyramides, sa race avait subi les persécutions religieuses en Espagne, les pogroms en Russie, les camps de concentration en Allemagne. La race d’Eleonora West allait résister même à la nouvelle Civilisation technique et Traian Koruga

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