La 25ème Heure
des Oliviers.
– Je vous prie de me faire sortir sur-le-champ de l’hôpital.
– Vous allez être interné à la section médicale, dit le docteur. Vous êtes terriblement affaibli.
– Je veux retourner au camp ! dit Traian.
– Ce que vous demandez là n’est pas raisonnable.
– Je veux être renvoyé le plus tôt possible au camp !
Une semaine plus tard, Traian Koruga se trouvait de nouveau au camp. Il y était rentré muni de tous les papiers certifiant qu’il n’était pas et qu’il n’avait jamais été fou. Ses yeux brillaient du plaisir de la victoire. Mais tout son corps chancelait comme une ombre faite de souffrance et de lassitude…
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– L’arrestation automatique est une méthode, mais elle ne peut constituer un motif d’arrestation, dit Traian.
Koruga. Pour jeter un homme en prison, pour le traiter comme un criminel et pour le tuer par des moyens plus ou moins lents, il faut avoir un motif quelconque. Il faut que cet homme soit reconnu coupable. Et en quoi suis-je coupable ? En quoi ma femme est-elle coupable ? Quel crime a donc commis mon père ? Qu’a pu faire Iohann Moritz ? À l’instant précis où je vous ai posé cette question avec un désespoir absolument normal, après être resté quinze mois en prison, vous avez considéré mon cri comme une crise de folie. À partir du moment où la soif de l’homme pour la Justice et pour la Liberté est taxée de folie, l’homme n’existe plus. Il peut posséder la civilisation la plus évoluée de l’histoire, mais cette civilisation même ne lui est plus d’aucun secours.
Le lieutenant Jacobson alluma une cigarette. Il avait fait appeler Traian Koruga dans son bureau dès son retour de l’hospice. Maintenant il le regrettait.
– Vous, les Européens, vous prenez tout au tragique, dit le lieutenant Jacobson. On dirait que vous ne savez faire que cela.
– Il se pourrait que vous ayez raison, dit Traian. C’est sans doute un défaut. Mais assister le sourire aux lèvres à la tragédie, aux convulsions de l’Homme, c’est là chose infiniment plus grave, incomparablement plus grave… C’est bien plus qu’un simple défaut ou qu’une simple faute.
– J’ai essayé de faire quelque chose pour vous, dit le lieutenant Jacobson. Mais cela n’a pas été possible. J’ai demandé que vous soyez mis en liberté…
– Je suis convaincu que vous avez fait de votre mieux, mais cela n’a servi à rien, dit Traian. Vous ne pouvez et ne pourrez jamais réussir. Aucun Homme ne pourra dorénavant réussir à en libérer un autre, ou à se libérer lui-même. L’Homme est désormais en minorité et il a les poings liés. Il ne peut plus rien faire pour lui-même ou pour ses semblables. L’Homme a des chaînes mécaniques. Vous les avez aussi. Les chaînes de la bureaucratie technique vous pendent aux mains et aux jambes. C’est tout ce que la civilisation occidentale contemporaine puisse encore nous offrir à nous, les hommes : les menottes !
– Rentrez au camp, dit Jacobson. Reposez-vous. Take it easy ! Ne faites surtout plus de bêtises.
– Il ne me reste plus qu’à faire ce que la Société technique permet encore à un Homme de faire.
– Voilà que vous sombrez de nouveau dans le cafard ! dit le lieutenant Jacobson. Je n’aime pas vous voir cet air-là. Voulez-vous une cigarette ?
– Avec plaisir.
Traian prit la cigarette. Puis il demanda :
– N’avez-vous pas l’impression, lieutenant Jacobson, que nous sommes tous des spectateurs qui nous entêtons à demeurer dans la salle même après que le spectacle ait pris fin ? Cet entêtement ne vaut rien. Nous serons tous mis à la porte. Tous, tant que nous sommes, et jusqu’au dernier. La salle doit être aérée. On doit enlever les chaises. Les Continents doivent être aérés. Dans quelques instants, un autre spectacle va commencer. L’histoire continuera le cycle de ses représentations. Hier c’étaient " les Pétitions " qui étaient affichées, les Pétitions c’est-à-dire les cris suppliants de l’homme demandant aux citoyens des bureaux de les laisser vivre. Mais la Pétition par laquelle l’Homme condamné à mort demandait à être gracié a été repoussée. Elle n’a d’ailleurs même pas été lue. Le spectacle n’a pas eu de succès. Il n’avait pas de happy end.
Demain se jouera la générale d’une pièce qui a pour titre " le Ballet mécanique ". Ce sera un spectacle sans
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