La 25ème Heure
les pas de Traian, dans ces pas sur le sable, dans ces pas vers les barbelés et les sentinelles, une tristesse profonde mais discrète et cachée. C’était la tristesse des êtres qui partent de chez eux et qui s’éloignent de leurs maisons. La tristesse des marins lorsque le navire prend le large.
Celui qui aurait su voir aurait pu lire tout cela dans les pas de Traian. Tout cela était écrit dans l’empreinte que ses pas laissaient sur le sable. Mais les yeux qui auraient pu le lire n’étaient pas là.
Les yeux des sentinelles polonaises et les yeux des prisonniers voyaient simplement Traian Koruga se rapprocher de plus en plus des barbelés. C’était là chose interdite. Personne n’avait la permission de s’approcher à plus d’un mètre et demi des barbelés.
Cependant Traian Koruga était en train de le faire.
Les prisonniers mirent leurs mains au-dessus des yeux pour mieux observer tous les mouvements de Traian. Quelques-uns portèrent le poing à la bouche, anxieux de voir la suite, dans l’attitude qu’ils auraient prise pour assister à un match palpitant, pour voir un film sensationnel, ou lire un roman policier.
Le Polonais de la tour de garde n’en croyait pas ses yeux. Peut-être aurait-il porté lui aussi la main à la bouche, mais sa main tenait un fusil. Lorsqu’il leva le bras, la crosse du fusil suivit le mouvement. Il se rappela alors que lorsqu’un prisonnier approche des barbelés, son devoir à lui est de tirer. Et il appuya soir la détente.
Le coup partit. Le Polonais réalisa qu’il venait de commettre une faute : il avait tiré sans viser. Et lorsqu’on tire avec un fusil, il faut d’abord viser. C’est le règlement, et il le savait bien. Son subconscient aussi le savait. Et c’est pourquoi, automatiquement, il répara sa faute et, avant de tirer un second coup, il mit en joue et visa l’homme.
Traian entendit le premier coup partir. Et tout de suite après, le second. Il vit un éclair zigzaguer devant ses yeux et se sentit envahi par une fatigue qui le réchauffait tout entier, cette même fatigue qui vous prend l’hiver, dans une chambre chauffée, après avoir bu un grog bouillant. Il sentait couler sur ses mains quelque chose de chaud. Puis son corps chancela et tomba sur la terre brûlante, au pied des barbelés. Il tomba sans bruit, comme un pardessus qui se décroche du portemanteau et tombe en tas sur le parquet.
Traian ressentit une intense pitié pour ce corps qui s’était écroulé mollement par terre. Ce corps était son meilleur ami. C’est à présent à peine qu’il réalisait combien il l’aimait. Puis il pensa à Nora et à son père qui étaient ses amis au même titre que son corps. L’image de Nora, et l’image de sa mère, celle de Iohann Moritz et celle du procureur Damian et quelques autres avec elles, après avoir habité un moment encore l’esprit de Traian, tombèrent comme des tableaux qui tombent du mur dès qu’on a enlevé les clous auxquels. ils étaient accrochés.
Les tableaux représentant ses images les plus chères tombèrent à terre, en même temps que le corps de Traian Koruga et s’entassèrent les uns sur les autres.
L’esprit ne pouvait plus les retenir devant les yeux. Il n’en avait plus la force. La dernière chose qui demeura, un instant encore, droite, la dernière chose qui se refusait à tomber, c’était sa tête.
Son front était encore levé au-dessus du sol.
Mais, quelques instants après, le front de Traian Koruga s’alourdit à son tour.
Il posa sa joue contre la terre chaude et essaya de s’accrocher encore à quelque chose.
Mais sa mémoire, tel un drapeau, recouvrait de ses plis les tableaux d’autrefois et le corps maintenant flasque que le sang abandonnait.
Traian Koruga savait ce qu’il avait à dire, mais il ne le dit pas. C’était une prière. Une prière qu’il aimait. Mais cette prière était destinée elle aussi, comme tant et tant de choses dans la vie, à demeurer inexprimée. Pourtant elle n’était pas très longue. S’il avait vécu quelques instants encore, seulement quelques instants, il aurait peut-être pu la dire, cette prière :
Erde, du Liebe, ich will…
Namenlos, bin ich zu dir entschlossen – von weit ber 4 .
Sa joue et ses lèvres se collèrent à la terre chaude, dans un geste tendre, dans un geste d’amitié, dans un geste de total abandon, d’amour.
Tout était solennel, parfait, car tout se déroulait simplement, avec la lenteur
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