La 25ème Heure
donné à moi aussi de la nourriture et des vêtements. Maintenant je regrettais de m’être enfuie de Fântâna à cause des Russes.
" Cela a duré quatre jours. Moi j’attendais de guérir, parce que j’avais été malade, pour rentrer chez nous. Un soir, quelqu’un a frappé à la fenêtre. C’étaient des soldats russes. Ils ont enfoncé la porte et ils sont entrés dans la maison. Ils ont cherché partout pour voir s’il y avait d’autres femmes et ils ont amené la fille de la propriétaire qui avait quatorze ans. Ils nous ont donné à boire. Ils ont sorti leurs pistolets et nous ont dit qu’ils allaient nous fusiller si nous ne buvions pas. Puis ils nous ont ordonné de nous mettre nues. Les enfants aussi étaient dans la chambre. Moi j’ai dit qu’ils pouvaient me tuer, mais que je ne me mettrais pas nue devant eux. Les soldats m’ont arraché la robe et la chemise et les ont mises en pièces, puis ils ont abusé de nous. Jusqu’au petit jour, ils y ont tous passé. Ils m’ont versé de l’eau-de-vie dans la bouche parce que je ne voulais pas boire, puis ils m’en ont versé aussi dans les oreilles et ils m’ont prise de nouveau. Pardonne-moi, cher Iani, de te raconter tout cela, mais je ne veux rien te cacher. Lorsque je me suis réveillée, les Russes n’étaient plus là et les enfants pleuraient tout autour de moi comme auprès d’une morte.
" Le deuxième soir, les Russes sont revenus. C’étaient les mêmes. Ils ont de nouveau amené la fille de la propriétaire et ils ont de nouveau abusé de nous.
" Moi je me suis cachée avec les enfants dans la cave pour que les Russes ne puissent plus me trouver. Mais, la troisième nuit, ils m’ont trouvée même dans la cave. Et cela s’est passé exactement comme les autres nuits, mais je ne sais plus rien parce que je me suis évanouie avant qu’ils ne me prennent.
" Cela a duré deux semaines, soir après soir. Je me suis cachée dans le jardin, chez les voisins, dans le grenier. Mais les Russes me trouvaient toujours. Pas une nuit je n’ai pu y échapper. J’étais décidée à me tuer. Mais lorsque je voyais les enfants, je n’avais pas le cœur de les laisser sans mère. C’était déjà suffisant que leur père ne soit pas là. Que pouvaient-ils faire, les pauvres, tout seuls, sans personne en pays étranger. C’est pour eux que je ne me suis pas tuée. Quant à moi, je suis comme morte depuis ce moment-là. Pour échapper aux Russes, je me suis enfuie vers l’Ouest. Je suis arrivée chez les Anglais et puis chez les Américains où je me trouve à présent. Mais en route les Russes m’ont attrapée plusieurs fois et dès qu’ils me mettaient la main dessus, ils me prenaient comme ils le faisaient d’ailleurs pour toutes les femmes, devant les yeux des enfants. Avant de passer chez les Anglais, les Russes m’ont gardée trois jours à la frontière et ils m’ont violée jour et nuit. Quand ils m’ont violée pour la dernière fois je suis restée enceinte. Cela fait bientôt cinq mois que je porte un enfant d’eux dans le ventre.
" Je te demande ce que je dois faire. Écris-moi si après tout ce qui vient de se passer, tu me considères encore comme ta femme et si tu vas jamais revenir auprès de moi.
" J’attends ta réponse avec impatience en pleurant, pour savoir ce que j’ai à faire.
" Suzanna. "
166
Après avoir lu la lettre, Iohann Moritz garda encore longtemps les feuilles entre ses doigts crispés. Il entendit vaguement comme dans un rêve sonner pour la soupe. Mais il ne bougea pas. Il demeurait étendu sur le dos.
Son regard, son corps, la manière même dont il restait allongé étaient changés. Ce n’était plus le Iohann Moritz de tout à l’heure, le Iohann Moritz de toujours. C’était un autre. Le corps et l’âme de Iohann Moritz étaient comme un câble traversé par un courant trop fort auquel il ne pouvait pas résister. Il n’était resté que les cendres chaudes de ce qui avait été. Mais lui, Iohann Moritz, n’existait plus. Si quelqu’un l’avait piqué avec une aiguille, Iohann Moritz n’aurait rien senti. C’était un Moritz qui n’avait ni faim, ni soif, un Iohann Moritz qui n’était ni gai, ni triste.
Il aurait pu pleurer et rire en même temps parce qu’il ne participait plus à rien, parce qu’il ne se sentait plus vivre.
Iohann Moritz se leva de son lit et quitta la tente. Il commença à marcher sans savoir où il allait.
Il s’arrêta
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