La 25ème Heure
reste il n’y a que des hypothèses.
– C’est extrêmement grave.
– Que vois-tu de grave là-dedans ?
– Notre culture a disparu, Lucian. Elle avait trois qualités : elle aimait et respectait le Beau, habitude prise chez les Grecs. Elle aimait et respectait le Droit, habitude prise chez les Romains ; elle aimait et respectait l’Homme, habitude prise très tard et avec force difficultés chez les Chrétiens. Ce n’est que par le respect de ces trois symboles : l’Homme, le Beau et le Droit que notre culture occidentale a pu devenir ce qu’elle a été. Et maintenant elle vient de perdre la part la plus précieuse de son héritage : l’amour et le respect de l’Homme. Sans cet amour et sans ce respect :, la culture occidentale n’existe plus. Elle est morte.
– L’homme a connu à travers l’histoire des époques plus noires que celle que nous traversons, dit Lucian. L’homme a été brûlé en pleine place publique, brûlé sur les autels, broyé sur la roue, vendu et traité comme un objet. Ce n’est peut-être pas juste de porter des jugements aussi sévères à l’égard de notre époque.
– C’est très vrai, dit le comte. À ces moments très sombres l’homme était ignoré et le sacrifice humain était pratiqué par barbarie. Mais nous venions de vaincre la barbarie et nous com mencions à apprécier l’être humain. Nous en étions tout au début et nous devions continuer encore à apprendre. Mais l’apparition de la Société technique a détruit ce que nous avions gagné et créé durant des siècles de culture. La Société technique a réintroduit le mépris de l’être humain. L’homme est réduit aujourd’hui à sa seule dimension sociale… Nous devrions peut-être nous en aller. Il doit être tard ?
Lucian regarda sa montre-bracelet.
– Ma montre est arrêtée, dit-il. Tu veux me dire l’heure, père ?
– C’est la vingt-cinquième heure !
– Je n’ai pas compris, dit Lucian.
– Je te crois sans peine. Personne ne veut comprendre. C’est la vingt-cinquième heure. L’heure de la civilisation européenne.
71
– Ils t’ont vendu aux Allemands, mon cher Moritz, dit le chef de l’équipe en riant. Je me demande combien ont pu encaisser les Hongrois en échange de ta peau. Tu ne vaux pas très cher, pourtant. Tout au plus une caisse de cartouches, car j’ai entendu dire que les Allemands n’ont pas payé en argent. Ils ont donné des armes et des munitions. Je ne crois pas que les Allemands aient donné plus d’une caisse de cartouches pour toi. Une caisse de cartouches pour le tout : la peau et les os !
Le chef de l’équipe riait en lui tapant sur l’épaule :
– Le prix est assez fort ! Les Russes n’auraient pas donné autant. Chez eux les hommes sont encore meilleur marché.
Iohann Moritz n’apprécia pas la plaisanterie. Mais il se tut. Le chef de l’équipe était un étudiant de Bucarest. Il avait été interné lui aussi par les Hongrois et, depuis huit mois, ils travaillaient ensemble aux fortifications. Iohann Moritz savait que l’étudiant aimait dire des blagues. Mais il n’avait pas mauvais cœur.
– Tu ne crois pas qu’ils t’ont vendu ? demanda l’étudiant.
– Non, je ne crois pas, répondit Iohann Moritz. On peut enfermer les hommes dans des camps, dans des prisons, les faire travailler, les torturer, ou les tuer, mais non pas les vendre !
– Cependant ils t’ont vendu, mon cher Moritz, dit l’étudiant. Je peux jurer mes grands dieux qu’ils l’ont fait. Et toi, et moi, et tous les Roumains, les Serbes et les Ruthènes que nous trouvons ici au camp de travail, ils nous ont tous vendus aux Allemands. Ils ont même passé entre eux des actes de vente pour cinquante mille têtes.
L’étudiant partit.
Iohann Moritz pensa à ce qu’il venait d’entendre. " Il a voulu se payer ma tête ", se dit-il. " Cela ne peut être vrai. "
Mais pendant toute la journée les paroles de l’étudiant ne le quittèrent plus. Il ne pouvait se défendre de penser que les Allemands l’avaient acheté et l’avaient payé d’une caisse de cartouches. Mais en réfléchissant bien, Iohann Moritz se rendait compte qu’il était bête d’y croire.
Leur camp se trouvait à la frontière roumano-hongroise. Ils creusaient des tranchées. Le travail était à moitié fini. Antim, l’étudiant, prétendait que les Hongrois en avaient pour dix mois encore, avant de voir leurs
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