La 25ème Heure
mourir enfermé. C’est grand péché que de mourir enfermé. Mais, s’ils m’ont vendu aux Allemands, ils ne me relâcheront jamais, pas même une heure avant de mourir. "
72
– Dans dix jours au plus tard, je dois être partie, dit Eleonora West. Si je ne quitte pas le pays avant, le mandat d’arrêt me trouvera ici. Dix jours, c’est le plus long terme que je puisse m’accorder. Et peut-être est-il encore trop long.
Eleonora West regarda Leopold Stein qui se trouvait devant elle, assis dans le même fauteuil que d’habitude et, pour se prouver à elle-même qu’elle n’exagérait rien, elle récapitula en pensée la situation.
Le terme fixé aux citoyens d’origine Israélite pour se faire inscrire au bureau du ministère de l’Intérieur avait expiré. Ceux qui s’étaient dérobés à cette mesure étaient par un nouveau décret-loi condamnés à dix ans de prison. Elle ne s’était pas présentée. Le Parquet avait été saisi d’une dénonciation et avait ouvert une enquête. Le dossier du procureur contenait des documents qu’elle avait ignorés et qui prouvaient incontestablement sa véritable origine ethnique. Le dossier ne pouvait pas disparaître. Toutes les tentatives faites pour acheter, comme par le passé, ceux qui menaient l’enquête avaient échoué.
– Cette fois-ci, nous sommes vaincus, monsieur Stein, dit Eleonora West. Je dois abandonner le combat et m’enfuir. C’est la seule chose qu’il soit encore en mon pouvoir de faire. Durant deux ans et demi, j’ai tenu tête à tous, j’ai affronté toutes les attaques. Cela a été plutôt difficile mais je l’ai fait. Le destin n’aide pas à l’infini les téméraires.
– La bataille n’est pas encore perdue, dit Leopold Stein. Mais c’est un terme trop court. Nous pourrons vendre l’imprimerie, le journal et la maison et obtenir de bons prix. De même pour le mobilier, les tableaux et la bibliothèque. Ce sont des affaires qui peuvent être arrangées ; la somme qui en résultera pourra être déposée à une banque en Suisse. Mais en dix jours, il est impossible que nous puissions obtenir la nomination de M. Koruga et les passeports.
– Actuellement ne peuvent sortir de Roumanie que ceux qui partent en missions officielles, dit Nora. Mon mari doit absolument être nommé directeur de l’Institut roumain de Culture de Raguse. Sur la base de cette nomination, je reçois, étant sa femme, le passeport et les visas. Mais cela doit se faire vite. Le procureur m’a indiqué que la seule chose qu’il puisse encore faire pour moi était de ralentir le cours de l’enquête pendant dix jours. Après ce délai, il décline toute responsabilité et sera obligé de lancer le mandat d’arrêt.
Leopold Stein eut un moment devant ses yeux l’image d’Eleonora West en prison. Il l’écarta tout de suite avec horreur.
– Vous n’avez rien dit à votre mari ? demanda-t-il. C’est un mauvais calcul, parce qu’il finira bien par l’apprendre. Et s’il l’apprend une heure plus tôt, il peut peut-être nous aider à sortir de l’impasse. Que dira-t-il en voyant une nomination et des passeports qu’il n’a jamais demandés ?
– Je ne peux pas le lui dire, dit Eleonora West. Je n’ai aucune raison pour lui cacher un fait, qui d’ici deux semaines, sera du domaine public. Il saura bien que je suis juive. Mais je ne peux pas le lui dire encore. Je suis trop fatiguée. Je ne peux plus fournir d’effort. Et pour lui dire le seul secret que j’aie gardé pendant deux ans, il me faut un courage que je n’ai plus. Maintenant je suis à bout. Ma volonté a été trop longtemps tendue. Je suis lasse, lasse, lasse.
Eleonora West mit sa tête dans ses mains. Elle s’était accoudée au bureau. Leopold Stein la regardait fixement.
Elle avait vraiment l’air fatiguée. Il s’attendrit. Mais il ne pouvait lui être d’aucun secours. Il ouvrit la serviette pour ne pas être obligé de la regarder, pour ne plus la voir rester ainsi la tête dans ses mains, effondrée. Dans sa serviette, parmi les actes de vente de la maison, de la terre, de l’imprimerie, du journal et des tableaux d’Eleonora West, se trouvait aussi un portefeuille au monogramme en or de Traian Koruga.
Leopold Stein le mit sur le bureau devant Eleonora. Elle le regarda, puis le prit.
– C’est demain le deuxième anniversaire de votre mariage, dit le vieillard. Je sais que vous avez été trop préoccupée
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