La Bataille
très lisses, brillants.
— On la ramène aux officiers ?
— T’es fou !
— Y a peut-être d’autres foutus bouseux qui nous
guettent avec des tranchoirs ou des faux.
— On va réfléchir, dit Fayolle en arrachant le jupon et
ce qui restait de la guimpe. T’as déjà connu des Autrichiennes, toi ?
— Pas encore. Rien qu’des Allemandes.
— Les Allemandes, ça sait pas dire non.
— T’as raison.
— Mais les Autrichiennes ?
— À sa mine, celle-là elle nous dit non ou pire.
— Tu crois ? (À la fille :) Tu nous
trouves pas beaux ?
— On t’fait des frayeurs ?
— Remarque, dit Fayolle en gloussant, si j’étais à sa
place, ta gueule me ferait peur !
Dehors, le troisième cuirassier les appelait et Fayolle
s’avança vers la fenêtre :
— Braille pas comme ça ! Y a des francs-tireurs…
Il s’arrêta au milieu de sa phrase. Le cuirassier, en bas,
n’était plus seul. Cliquetis, poussière, bruit de sabots, la cavalerie venait
d’investir Essling et le général Espagne attendait en personne au pied de la
maison :
— Vous en avez repéré ? demanda-t-il.
— Ben c’est ça, mon général, dit Fayolle. Y en a un
gros qui voulait me charcuter tout vif.
Le cuirassier Pacotte traîna vers la fenêtre le corps du
paysan, il le posa sur le rebord avant de le basculer. Le cadavre s’écrasa
comme un paquet mou et le cheval d’Espagne fit un écart sur le côté.
— Il y en a d’autres ?
— On n’a étourdi que celui-là, mon général…
Puis, entre ses dents, Fayolle dit à son compagnon :
— T’es pas un peu bête, toi ? On aurait pu garder ses
brodequins, ça avait l’air costaud, en tout cas plus que mes espadrilles…
— Vous, là-haut ! cria encore le général.
Descendez ! Il faut visiter toutes ces baraques et nettoyer le
village !
— À vos ordres, mon général !
— Et la fille ? demanda Pacotte à Fayolle.
— On la garde au chaud.
Avant de rallier l’escadron, Fayolle et l’autre déchirèrent
en bandelettes le jupon bleu et les dentelles pour ficeler la paysanne ;
ils lui enfoncèrent dans la bouche son bonnet, qu’ils nouèrent sur la nuque
avec les bretelles de velours récupérées sur le mort. Ils la jetèrent sur un
matelas de crin. Avant de s’esquiver, Fayolle lui embrassa le front :
— Sois sage, ma cocotte, et t’inquiète pas. Gironde
comme t’es, on peut pas t’oublier. Hé ! Notre prise de guerre, elle a le
front bouillant…
— Doit avoir d’la fièvre.
Ils rejoignirent leurs camarades en éclatant de rire.
Vincent Paradis remuait des bûches calcinées :
— Suffirait d’souffler dessus pour que le feu il
reprenne, mon colonel.
— Ils nous ont vus, ils ont filé…
— J’crois pas. On n’est que deux. Eux, ils étaient
plus. Regardez les taillis piétinés par leurs chevaux.
Avec son nouvel éclaireur, Lejeune avait poussé
l’exploration bien au-delà des villages, soupçonnant des espions dans le
moindre bosquet.
— Ça devait être les uhlans de tout à l’heure qui ont
déguerpi, dit-il.
— Ou d’autres qui sont pas loin. C’est facile de
s’cacher, par ici.
Un froissement de feuilles les alerta et Lejeune arma son
pistolet.
— Ayez pas d’craintes, mon colonel, dit Paradis.
C’t’une bête qui a grimpé au hêtre. Elle est plus effrayée que nous.
— Tu as peur ?
— Pas encore.
— Pourtant, à te voir, tu n’as pas l’air à l’aise.
— J’aime pas abîmer les moissons en galopant dedans.
Lejeune avait emprunté un cheval d’artillerie pour y monter
son protégé en habit de voltigeur. Il le regardait et dit :
— Demain, on va s’entre-tuer au canon dans cette plaine
verte. Il y aura beaucoup de rouge, et ce ne seront pas des fleurs. Quand la
guerre sera finie…
— Y en aura une autre, mon colonel. La guerre elle sera
jamais finie, avec l’Empereur.
— Tu as raison.
Ils tournèrent bride vers Essling, sans se presser mais aux
aguets. Lejeune se serait volontiers attardé, avec son carnet de croquis, pour dessiner
un paysage doux et sans hommes. Au village, les troupes continuaient d’affluer.
Sur la place, devant l’église, Lejeune reconnut Sainte-Croix et des officiers
de Masséna. Le maréchal ne devait pas être loin. Il visitait en effet le
grenier public. Au bout d’une allée bordée de chênes, ce grenier avait trois
étages en briques et pierres de taille, relié à une grande ferme par un
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