La Bataille
jardin
qu’entourait un mur ; il avait des lucarnes sur les toits, des pignons
percés d’ouvertures rondes et grillées où des tirailleurs pouvaient
s’embusquer.
— J’ai compté quarante-huit fenêtres, dit Masséna à
Lejeune. Les murs ont plus d’un mètre d’épaisseur, les portes et les volets
sont doublés de tôle : du solide. À l’occasion on pourra s’y retrancher et
y tenir. Tenez, Lejeune, j’ai fait relever les mesures exactes. Apportez ces
précisions au major général…
Masséna fourra le papier dans la main du colonel, qui le
parcourut : le bâtiment avait trente-six mètres de long sur dix de large,
les fenêtres du rez-de-chaussée s’ouvraient à un mètre soixante-cinq au-dessus
du sol…
— Vous restez à Essling, Monsieur le duc ?
— J’en sais foutre rien, dit Masséna, mais sur cette
rive, oui. Vous avez poussé jusqu’où ?
— Ce bouquet de hêtres, là-bas.
— Et alors ? Bredouille ?
— Des traces, mais personne.
— Mouais, Lasalle dit la même chose. Espagne aussi. Ses
cuirassiers n’ont tué qu’un malveillant, mais pourquoi cet imbécile était-il
resté ? Je sens l’Autrichien tout autour, et j’ai du nez !
Masséna s’approcha encore pour murmurer à l’oreille de
Lejeune :
— Vous avez mon renseignement ?
— Lequel, Monsieur le duc ?
— Le niais ! Les millions des Génois, pardi !
— Daru affirme qu’ils n’existent pas.
— Daru ! Évidemment ! Ce menteur s’empare de
tout ce qui brille ! comme une pie ! Fallait pas demander à
Daru ! Pouvez disposer.
Masséna rentra en bougonnant dans le grenier public.
Dans la cour principale de Schönbrunn, perché sur un essieu,
Daru détacha au hasard l’un des sacs de la première charrette du convoi, et il
s’écria, en rage :
— De l’orge !
— Il n’y a plus d’avoine, Monsieur le comte, dit un
adjoint d’une voix gênée.
— De l’orge ! Impossible ! La cavalerie a
besoin d’avoine !
— La nouvelle récolte n’est pas assez haute, on n’a
trouvé que de l’orge…
— Où reste Monsieur Beyle ? C’était sa mission,
bon sang !
— Je le remplace, Monsieur le comte.
— Et ce paresseux ?
— Au lit sans doute, Monsieur le comte.
— Avec qui, s’il vous plaît ?
— Sa fièvre habituelle, Monsieur le comte, tenez, j’ai
un mot qui l’atteste, que je devais vous remettre…
Daru arracha le mot et y lut un congé en bon ordre, signé
par Carino, un médecin allemand, contresigné par le chirurgien-major de la
Garde. Ne pouvant rien y redire, Daru manqua s’étouffer, il prit une poignée
d’orge qu’il jeta au visage de l’adjoint :
— Eh bien, nos chevaux boufferont de l’orge !
Allez !
Et il fit signe au convoi de partir vers l’île Lobau.
Donc, une fois encore, Henri avait d’affreuses migraines
qu’il traitait à la belladone, mais il souffrait plutôt d’une vérole, car il
n’y avait pas d’autre mot pour désigner ces maladies galantes, pénibles mais
peu graves, dont on souriait entre garçons mais qui vous embarrassaient avec
les dames. Ce handicap, auquel il avait fini par s’habituer, ne l’empêchait
cependant pas de mener à son compte d’autres batailles, car il n’était pas au
lit, malgré sa réelle fatigue et des suées désagréables : il attendait au
fond du Prater, dans un pavillon de chasse en ruine, non loin de bizarres
constructions imitées du gothique. Quelques mois plus tôt, à Paris, il s’était
épris d’une actrice facile, Valentina, qui se prénommait simplement Louise dans
le civil. Elle avait comme tant de ses congénères suivi les troupes jusqu’à
Vienne. Henri lui avait donné ce rendez-vous pour rompre, puisqu’il ne rêvait
que d’Anna Krauss, et ses fièvres portaient cet amour neuf à incandescence.
Comment écarter Valentina ? Elle devenait un embarras. Henri voulait une
liberté totale. Comment annoncer la rupture ? Avec brutalité ? Henri
ne savait pas s’y prendre sur ce registre. Avec une feinte lassitude ?
Avec froideur ? Henri se mit à sourire tout seul. Il avait été si jaloux
de Valentina ! Il se demandait comment il avait risqué de se battre en
duel avec son amant officiel, un coriace capitaine de l’artillerie à cheval :
là encore, ses migraines l’avaient sauvé de la blessure ou du ridicule.
Valentina tardait. Peut-être avait-elle oublié ? Il l’avait remarquée cet
hiver à Paris, au théâtre Feydeau ;
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