La Bataille
s’enquière d’un nouvel
uniforme pour Vincent Paradis, à supposer que cela soit possible, on vint
prévenir que le petit pont était établi. La cavalerie de Lasalle et les
cuirassiers d’Espagne devaient aussitôt le franchir pour occuper les villages
de la rive gauche, suivis par le reste de la division Molitor. Lejeune alla
porter ces ordres.
Il se tenait maintenant à l’entrée du petit pont bâti à la
hâte, et que les flots remuaient. On avait doublé les planches, la plupart des
pontons de soutènement étaient reliés à la rive par des gros filins, mais l’eau
continuait à monter et tant d’improvisation dérangeait Lejeune ;
qu’importe, ça avait l’air de tenir. Les chasseurs de Lasalle passèrent
derrière leur général, son éternelle pipe courbe au bec, la moustache en broussaille,
et parvenus sur l’autre rive ils forcèrent leurs chevaux à grimper le talus
pour disparaître parmi les arbres. Voici Espagne, grand, le visage carré, très
pâle, les joues mangées par des favoris noirs et touffus, qui regardait ses
cuirassiers trotter sur le pont agité. Il avait l’air inquiet mais il n’y eut
aucun incident. L’un des cavaliers croisa le regard de Lejeune avec intention.
Ce grand type, avec son casque à crinière et son manteau brun, c’était Fayolle,
que Lejeune avait l’autre soir frappé au visage quand il pillait la maison
d’Anna Krauss. Pris dans le mouvement, Fayolle dut se contenter d’un froncement
de sourcils, et il franchit à son tour le petit pont pour s’évanouir avec
l’escadron derrière les fourrés profonds de l’autre berge. Ensuite, selon le
plan prévu par l’Empereur et conduit par Berthier, la division Molitor suivit
au grand complet, sans Paradis qui en était heureux et voyait ses compagnons de
la veille passer à bras des pièces d’artillerie. Le voltigeur collait aux
basques de Lejeune, redoutant qu’il ne l’oublie, et il risqua :
— Je fais quoi, mon colonel ?
— Toi ? dit Lejeune, mais il n’eut pas le loisir
de poursuivre : on entendait des coups de feu sur la rive gauche.
« Ah ! ça commence… » disait le cuirassier
Fayolle à son cheval en lui tapotant l’encolure. Non, pas vraiment. Des uhlans
s’étaient laissé canarder par nos fantassins à la lisière d’un bois, et on les
voyait s’enfuir au galop dans les moissons vertes. Le général Espagne envoya
Fayolle et deux de ses compagnons pour vérifier le terrain. Les villageois
s’étaient échappés d’Aspern et d’Essling, on avait suivi leur exode à la
lorgnette, leurs chars surchargés, leurs bêtes, leurs enfants, mais peut-être
restait-il des francs-tireurs capables de harceler et de tuer dans le dos.
Fayolle et les deux autres avançaient au pas dans ce paysage coupé de prairies,
d’arbres en bouquets, de flaques d’eau, protégés par des futaies, rarement à
découvert. Ils atteignirent d’abord Aspern qui touchait au fleuve ; deux
rues larges se rapprochaient pour aboutir à une petite place devant le clocher
carré de l’église. Ils se méfiaient surtout des ruelles transversales, au
détour des maisons basses, en maçonnerie, identiques, avec une cour sur le
devant et à l’arrière un jardin clos de haies vives. Un mur entourait l’église,
où l’on pouvait s’abriter des tirailleurs mais pas du canon ; une maison
massive et contiguë au cimetière, avec un jardin que fermait un mur de terre,
devait servir de presbytère. Ils notèrent ces détails. Quelques rares oiseaux
s’envolaient à l’approche des chevaux. Sinon, aucun bruit humain. Les
cuirassiers tournèrent un moment en observant les fenêtres, puis ils croisèrent
une patrouille des chasseurs de Lasalle auxquels ils abandonnèrent l’inspection
de ce village pour se diriger vers le clocher voisin d’Essling, qu’on
apercevait à l’est, à environ quinze cents mètres. Ils poussèrent jusque-là à
travers les champs dégagés, en évitant les fondrières.
Fayolle entra le premier dans Essling désert.
Le village ressemblait au précédent, en plus petit, avec une
seule rue principale, des maisons moins groupées mais semblables. Il fallait
avoir l’œil partout, déceler le moindre son anormal. Il n’y avait sans doute
rien à craindre, mais ces villages fantômes créaient un malaise. Fayolle
essayait de les imaginer vivants, avec des hommes et des femmes sous les chênes
de cette allée et, dans ces jardins, penchés sur leurs légumes. Là il
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