La Bataille
fumant et annonça :
— Sire, le grand pont vient de lâcher.
L’Empereur balaya sa soupe et son verre de la manche, il se
leva en fureur :
— Qui m’a foutu des cornichons pareils ! Fusillés
pour désertion devant l’ennemi, les pontonniers, voilà ce qu’ils
méritent !
— Précisez, demanda Berthier à son aide de camp.
— Eh bien, dit Périgord en reprenant son souffle, il y
a eu une crue subite, le fleuve a monté très vite…
— Ce n’était pas prévu ? rugissait l’Empereur.
— Si, Votre Majesté, mais ce qui n’était pas prévu
c’est que les Autrichiens, postés loin en amont, à une boucle du fleuve,
jetteraient contre notre pont des barques lourdes de pierres, elles ont
fracassé les madriers, brisé les amarres…
— Incapaci ! Incapables !
L’Empereur marchait de long en large et vociférait. Il
attrapa Lejeune par son dolman de fourrure :
— Vous avez appartenu au génie, allez me rétablir ce
pont !
Les officiers traduisaient la situation : plus de pont
praticable, plus de contact avec la rive droite, le ravitaillement, les
munitions, les troupes qui allaient arriver de Vienne et l’armée de Davout.
Lejeune salua, enfourcha le premier cheval, celui de Périgord qui devant
l’urgence n’osa protester, et disparut en forçant l’allure. En rage, l’Empereur
jeta un regard circulaire et méchant sur l’assistance et dit d’une voix
glacée :
— Pourquoi restez-vous plantés comme des pots à
merde ? Ce contretemps ne change rien ! Rejoignez vos postes, massa
di cretini ! Bons à rien !
Puis à Berthier, en tête à tête, soudain radouci comme s’il
avait feint la colère :
— Si l’Archiduc est averti de l’accident, et il doit
l’être, il va vouloir en profiter. Il va précipiter le mouvement, et nous
attaquer en force parce qu’il nous imagine bloqués sur la rive gauche.
— Nous le recevrons, Sire.
— Les idiots ! Le Danube est avec nous !
— Puisse-t-il vous entendre, Sire, marmonna le major
général.
— Périgord ! appela l’Empereur. Prévenez Monsieur
le duc de Rivoli que les Autrichiens peuvent surgir le long de cette boucle du
Danube qui s’achève à Aspern…
Périgord emprunta lui aussi le premier cheval, par chance
plus frais que le sien, et partit communiquer l’ordre au maréchal Masséna.
L’Empereur le vit s’éloigner entre les taillis, sourit et murmura à
Berthier :
— S’ils lancent des bateaux pour casser notre grand
pont, Alexandre, c’est qu’ils sont déjà installés contre le Danube.
— Au moins une avant-garde…
— Non ! Venez.
Napoléon poussa son major général vers la table, retourna la
carte et griffonna un plan au crayon sur son envers :
Berthier regardait et écoutait :
— Charles envoie des troupes descendre la plaine, c’est
la flèche A…
— On ne voit qu’eux.
— Justement ! Pendant ce temps, depuis le
Bisamberg, là, en haut à gauche de mon plan, où nous savons que les Autrichiens
campent depuis des jours, il envoie une autre armée, sans doute plus imposante,
avec des canons, qui longe le Danube, c’est la flèche B. Ils espèrent
déboucher à l’arrière d’Aspern, attaquer par surprise quand on les attend
ailleurs, s’engouffrer derrière nos lignes, nous encercler…
L’Empereur continuait à crayonner et son plan devenait un
illisible gribouillis, mais Berthier avait compris.
Galopant au détour d’un bosquet, Lejeune reconnut à leurs
plumets des voltigeurs de Molitor ; il ne voulait pas s’attarder, d’abord
il n’avait guère de temps à gaspiller, ensuite il n’avait pas envie de tomber nez
à nez, par un vilain hasard, avec le soldat Paradis qui avait tant espéré
demeurer auprès de l’état-major et loin du feu. Comment lui expliquer que
Berthier avait été très ferme : « Pas de favoritisme, Lejeune, et
chacun à son poste. Renvoyez-moi dans son régiment votre chasseur de lapins.
Pas de mauvais exemple ! » Lejeune n’avait pas su répondre. À ce
stade des événements, à quoi diable pouvait servir un éclaireur ? On avait
besoin d’artilleurs et de tireurs. Obéir n’ôtait cependant pas le remords, mais
l’action allait tout balayer.
Le colonel franchit au pas le petit pont battu par les
flots ; le Danube avait beaucoup grossi, les planches vacillaient, son
cheval posait les sabots dans des flaques d’eau. Sur l’île il put reprendre sa
course, pour découvrir la
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