La Bataille
la
mitraille avait déchiqueté, et coulait sur la jambe. Avec Brunel, Fayolle le descendit ;
ils le couchèrent, défirent les lanières de cuir de son plastron qui collait à
la veste imbibée de sang chaud. Verzieux râlait, puis il hurla quand Fayolle
lui bourra la plaie d’une poignée d’herbe pour contenir l’hémorragie. Les mains
rouges et poisseuses, debout, Fayolle regarda partir le blessé vers les
ambulances du petit pont. Y arriverait-il seulement ? Des cuirassiers le
portaient sur un brancard improvisé avec des branches et des manteaux. Alors
Fayolle détacha son casque et le jeta par terre.
— Lui au moins, dit Brunel, y va pas y r’tourner.
Appuyé contre la panse tiède et molle d’un cheval crevé,
Vincent Paradis canardait les Autrichiens du baron Hiller. Repoussés d’Aspern
par une furieuse attaque à la baïonnette menée par Molitor, ils revenaient en
nombre. Quelques-uns tombaient mais des nouveaux les remplaçaient pour serrer
les rangs. On aurait dit que leurs morts se relevaient, que ça ne servait à
rien de viser juste. L’exaltation du vin retombée, Paradis avait la langue
râpeuse, une douleur dans la nuque, les paupières lourdes : ce n’étaient
plus des hommes, au bout de la grande-rue, plutôt des lapins déguisés,
pensait-il, des spectres que la fumée masquait, des démons, un cauchemar ou un
jeu. Après chaque tir il tendait son fusil que des mains enlevaient et il en
recevait un autre ; dans le renfoncement d’une porte, sans s’interrompre,
des soldats chargeaient et rechargeaient les armes.
— T’endors pas ! disait Rondelet.
— J’essaie, répondait Paradis en appuyant sur la
détente, l’épaule droite meurtrie par les reculs.
— Si tu t’endors, vont t’massacrer. Un trépassé qui
ronfle ça fait pas vrai.
Et il souleva pour l’exemple le bras inerte d’un de leurs
compagnons, le visage barbouillé de sa cervelle parce qu’une balle de mitraille
lui avait explosé le front.
— Lui, y fait pas d’bruit, continuait Rondelet.
— Oh, ça va !
Remué par les salves autrichiennes, le corps du cheval
tressautait. Devant dans la rue, des voltigeurs s’étaient embusqués derrière
une charrue renversée. Ils se levèrent d’un coup pour se replier en courant. Le
blessé qu’ils tramaient comme un sac, en le tenant par le col, gémissait avec
une grimace enfantine ; il laissait après lui une rigole rouge aussitôt
bue par la terre. En passant devant le cheval mort qui servait d’affût à Paradis,
Rondelet et quelques cadavres très abîmés, les fuyards crièrent :
— Z’ont des canons, faut filer ou on vole en p’tits
bouts avec les oiseaux !
En effet, des bouches à feu prenaient maintenant en enfilade
l’alignement des maisonnettes ; mieux valait déguerpir. Rondelet et
Paradis convinrent de gagner la place de l’église où se concentrait le gros du
bataillon.
— Faut passer derrière et vite !
Ils se mirent à ramper jusqu’à la porte dans la terre et les
cailloux, se relevèrent sitôt à l’intérieur où ils retrouvèrent leurs camarades
qui continuaient à déchirer des cartouches :
— Elle s’épuise, la poudre, se plaignait un grand
voltigeur moustachu aux cheveux ramassés en catogan sur la nuque.
— On décampe par les jardins ! Les canons !
— Et le sergent il est d’accord ? demanda le
moustachu.
— T’es aveugle ? lui cria Paradis en montrant du
bras les cadavres de la rue.
— Ah non ! dit l’autre d’un air buté, le sergent a
bougé la jambe.
— Il a rien bougé du tout !
— On peut pas l’laisser !
— Reviens, idiot !
Le soldat courait dehors en se courbant, mais il fut haché
par une fusillade avant de parvenir au corps qu’il avait vu remuer ; il
tourna sur lui-même, du sang à la bouche, et s’écroula contre les pattes
raidies du cheval qui servait de barricade.
— Malin, ça ! grogna Rondelet.
— On perd du temps ! Ouste ! gueula Paradis.
Les survivants de ce poste trop avancé ramassèrent les
fusils, qu’ils portaient sous les bras comme des fagots ; Rondelet enleva
au passage un tournebroche laissé dans la cheminée, et ils filèrent vers le
jardinet clos de haies basses, qu’ils franchirent en se griffant pour
contourner la rue dangereuse. Ils se guidaient à la carcasse du clocher
d’Aspern, s’égaraient, s’éloignaient, revenaient, se heurtaient à une murette
éboulée, s’enfonçaient dans des buissons,
Weitere Kostenlose Bücher