La Bataille
ronflante,
Henri hocha la tête et fit une moue dégoûtée. Quelques jours auparavant, dans
un hameau, il n’avait pas même trouvé un œuf et il avait noté : « Ce
que les soldats n’avaient pas emporté, ils l’avaient brisé… » Il retourna
cette proclamation sans effets pour écrire au verso, avec un crayon :
22 mai à la nuit. Vienne.
Au crépuscule nous sommes retournés sur les remparts.
L’horizon était rouge et tremblait encore des incendies de la bataille, dont
nous n’avions aucune vraie nouvelle. Un bulletin officiel rassurant ne me
rassura pas, et M lle K. encore moins. Je la regarde s’étioler à
mesure que le temps passe et que le danger, là-bas, augmente. Combien de morts ? C’est moi, le malade, qui dois la soutenir. Elle a la mine de Juliette
devant le corps présumé sans vie de son Roméo : « O happy dagger,
this is thy sheah ! There rust, and let me die… »
Henri griffonna dans la marge « vérifier
citation » ; il soupira comme au théâtre, puis il passa à la ligne
pour consigner l’étrange comportement du jeune Monsieur Staps. Entendant des
pas dans l’escalier, il crut d’ailleurs que celui-ci montait vers la soupente,
mais on frappa à sa porte, il referma son cahier d’un geste agacé et
marmonna : « Que me veut encore cet illuminé ? » Ce n’était
pas l’Allemand. Dans le couloir, un bougeoir à la main, la vieille gouvernante
en turban précédait un homme qu’Henri ne reconnut pas tout de suite, tant sa
présence pouvait sembler insolite. Dans la chambre, Henri n’eut plus de
doute : il s’agissait du loueur de lorgnettes des remparts, un peu bossu,
des cheveux blancs qui tombaient en couronne de son crâne lisse, avec des
petites lunettes rondes accrochées au milieu du nez. L’homme baragouinait un
français approximatif :
— Monzieur, che fous rapporte fotre archent.
Il s’avança en chaloupant jusqu’à la table où il jeta une
bourse en cuir fatigué que fermait un lacet.
— Mon argent ? dit Henri, qui se dépêcha de
retourner poches et goussets pour constater que ses florins avaient disparu.
— Fous l’afiez laissé tomber sur le chemin te ronde.
— Mais !
— Gomme che suis honnête…
— Attendez ! Comment savez-vous mon adresse ?
— Oh, mon petit monsieur, ce n’est pas bien difficile.
L’intrus parlait soudain d’une voix basse et timbrée, sans
accent. Henri resta la bouche ouverte. La gouvernante s’était esquivée en
poussant la porte. L’homme ôta sa redingote, défit les lanières qui retenaient
sa bosse factice et arracha sa perruque en disant avec une jubilation
marquée :
— Je suis Karl Schulmeister, Monsieur Beyle.
Henri l’étudia en détail à la lumière faible de sa bougie.
Le faux loueur de lorgnettes était trapu, de taille moyenne et le teint rouge,
des profondes cicatrices lui zébraient le front. Schulmeister ! Tout le
monde le connaissait mais combien pouvaient le reconnaître ? À force
d’espionner pour l’Empereur, il avait poussé l’art du déguisement à un tel
degré que les Autrichiens, qui le traquaient, l’avaient chaque fois laissé
échapper. Schulmeister ! On colportait à son sujet mille anecdotes. Un
jour il s’introduisit dans le camp de l’Archiduc grimé en marchand de tabac. Un
autre il quitta une ville assiégée en remplaçant le mort d’un cercueil. Un
autre encore, costumé en prince allemand, il passa en revue des bataillons
autrichiens et assista même à un conseil de guerre à côté de François II.
Napoléon lui avait confié la police de Vienne, comme en 1805, et Henri
s’étonnait :
— Avec la tâche que Sa Majesté vous a donnée, vous
trouvez le temps de vous travestir ?
— J’en ai sans doute le goût, Monsieur Beyle, et puis
cette manie est bien commode.
— À quoi cela vous sert, de louer des lunettes
d’approche dans les bastions ?
— J’écoute les rumeurs, je me souviens des propos
déshonnêtes, je récolte des informations. Le mauvais esprit, en temps de
guerre, peut faire des ravages.
— Vous dites cela pour moi ?
— Non non, Monsieur Beyle.
— Je suis donc si important, pour recevoir votre
visite ? Vous voulez m’embaucher dans vos services ?
— Pas vraiment. Savez-vous que le père des demoiselles
Krauss est un proche de l’Archiduc ?
— Vous perdez votre temps.
— Jamais, Monsieur Beyle.
— Mademoiselle Anna Krauss ne pense qu’au
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