La Bataille
colonel
Lejeune…
Henri regretta aussitôt d’avoir trop parlé, mais il
s’enfonça en voulant atténuer son propos :
— Lejeune, mon ami Lejeune, est l’aide de camp du
maréchal Berthier.
— Je sais. Il est né à Strasbourg, comme moi. Il parle
parfaitement la langue de nos adversaires.
— Et alors ?
— Rien…
Schulmeister s’était approché de la table et consultait le
cahier gris. Il en lut à haute voix une ou deux phrases :
— « Écrire par prudence upon myself. Rien
de politique. »
Il referma le cahier et se tourna vers Henri :
— Pourquoi par prudence , Monsieur Beyle ?
— Parce que je ne veux pas livrer la moindre
information militaire à ceux qui, par hasard, pourraient lire mon journal.
— Bien sûr ! » dit Schulmeister en regardant
les dernières notes gribouillées par Henri au dos de la proclamation impériale.
Il demanda : « Qui est ce Staps dont vous qualifiez d’étrange le
comportement ?
— Un locataire de cette maison.
Henri dut raconter comment il avait surpris le jeune homme,
ses incantations devant une statuette, le couteau de boucherie qu’il tenait
comme une épée.
— Enfilez votre redingote, Monsieur Beyle, et
guidez-moi jusqu’à la chambre de cet énergumène.
— À cette heure ?
— Oui.
— Il doit dormir.
— Eh bien nous le réveillerons.
— Je crois surtout qu’il a la cervelle fêlée…
— Prenez votre bougie.
Henri céda. Il conduisit Schulmeister au dernier étage,
désigna la porte du jeune Allemand. Le policier entra sans s’annoncer, prit la
bougie des mains d’Henri et s’aperçut que la petite pièce était vide.
— Il vit la nuit, votre Staps ? demanda-t-il à
Henri.
— Ce n’est pas mon Staps et je ne l’espionne
pas !
— S’il vous intrigue, il m’intrigue.
La statuette était restée à sa place. Les deux hommes
l’observèrent de plus près. Elle figurait Jeanne d’Arc en armure.
— Qu’est-ce que ça signifie ? dit Schulmeister.
Jeanne d’Arc ! À quoi ça rime ?
La lune achevait son dernier quartier et la fumée des
incendies cachait les étoiles. Dans l’herbe, couché sur le dos, le cuirassier
Fayolle ne dormait pas. Il avait mangé sans faim, par devoir, dans la gamelle
qu’il partageait avec Brunel et deux autres, et puis il s’était étendu,
attentif à tous les bruits, un hennissement, une conversation sourde, le
crépitement du bois dans le feu de bivouac, le son métallique d’une cuirasse
jetée au sol. Fayolle s’interrogeait et il n’en avait guère l’habitude.
L’action lui convenait puisqu’on s’y lançait la tête vide, mais après, ce
prétendu repos, quelle peste ! Il avait éprouvé la plupart des sensations
de la guerre ; il savait comment, d’une secousse du poignet, on enfonçait
sa lame dans une poitrine, le craquement des côtes brisées, la giclée de sang
quand on ôtait l’épée d’un mouvement brusque, comment éviter le regard d’un
ennemi qu’on éventre, comment, à terre, taillader les jarrets d’un cheval,
comment supporter la vue d’un compagnon mis en bouillie par un projectile
incandescent, comment se protéger et parer les coups, comment se méfier,
comment oublier sa fatigue pour charger cent fois dans une cohue de cavaliers.
Pourtant, la mort de son général le tourmentait. Le fantôme de Bayreuth avait
eu raison d’Espagne, même si le biscaïen qui lui avait éclaté le cœur était
réel. Ce qui survient est-il écrit ? Un mécréant peut-il y croire ?
Et lui, Fayolle, quel allait être son sort ? Pouvait-il l’infléchir et
dans quel sens ? Vivrait-il encore la nuit prochaine ? Et Brunel, à
côté, qui grognait en dormant ? Et Verzieux, où était-il à cette heure et
dans quel état ? Fayolle se moquait des revenants mais il gardait une main
sur sa carabine chargée. Il songeait à la jeune paysanne autrichienne qu’il
avait tuée par accident, dans la petite maison d’Essling. Il s’était amusé avec
son cadavre encore souple, mais son comparse, le soldat Pacotte, avait été
égorgé par les partisans de la Landwehr, et l’affaire n’avait pas eu d’autre
témoin. Foutaises ! pensait le cuirassier. Le meurtre, voilà son métier.
Il tuait bien et salement, comme on le lui avait appris. Il avait du talent
pour cela. Combien d’Autrichiens avait-il sabrés pendant la journée ? Il
n’avait pas compté. Dix ? Trente ? Plus ? Moins ? Ceux-là
ne l’empêchaient pas de
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