La Bataille
la
tête de l’écuyer affairé, brisa net l’étrier, le cheval s’écarta et Masséna
tomba dans les bras de Lejeune.
— Monsieur le duc ! Vous n’avez rien ?
— Un autre cheval convenable ! hurlait Masséna.
Lannes, transfiguré par le combat, Espagne, Lasalle,
Bessières chargeaient à la tête de leurs milliers de cavaliers pour entamer le
centre autrichien, le tronçonner, le séparer de ses ailes, soulager les deux
villages en feu et s’emparer des canons. Fayolle n’avait pas cette vue
d’ensemble ; dans la furie il se comportait en automate, il ne craignait
plus rien mais ne voulait rien non plus, ni s’interrompre ni poursuivre, sans
volonté, marionnette portée par les clairons et des cris de guerre, vociférant,
frappant, se gardant, plongeant sa lame, cassant des poitrines et perçant des
cous. Les cuirassiers avaient exterminé une escouade d’artilleurs. Ils
attelaient les pièces capturées aux chevaux du train. Espagne dirigeait
l’opération ; son cheval bavait d’abondance et remuait les naseaux de haut
en bas. Fayolle l’observait en coin, en accrochant des harnais à la crosse d’un
obusier : le général était gris de poussière, droit sur la peau de mouton
de sa selle, mais son regard lointain démentait ses ordres brefs et précis
dictés par l’habitude. Le soldat savait ce qui tourmentait l’officier ; il
ne pouvait s’empêcher de douter des présages : eh quoi ! le héros
d’Hohenlinden, qui nous avait déjà ouvert la route de Vienne il y a des années,
malgré la tempête de neige, redoutait les fantômes ? Fayolle, nous l’avons
dit, avait assisté à l’issue de cette curieuse bagarre du château de Bayreuth,
quand le général Espagne avait eu le dessous contre un spectre, mais de quoi
s’agissait-il en vrai ? D’une hallucination ? de la fatigue ?
d’une fièvre maligne ? Lui, Fayolle, il n’avait pas vu le fantôme de ses
yeux. La Dame blanche des Habsbourg ! Il connaissait ces apparitions
maléfiques dont on menaçait les marmots de son village ; elles rôdaient
près des calvaires et faisaient peur. Il n’y avait jamais cru.
— Vous vous figurez en villégiature, Fayolle ? dit
le capitaine Saint-Didier en agitant son épée rouge et dégoulinante ; il
activait la manœuvre pour ramener sans s’attarder les quatorze canons pris à
l’ennemi.
Le général Espagne leva sa main gantée et le cortège se
dépêcha. Fayolle et Brunel fouettèrent les chevaux de trait pour qu’ils
accompagnent le galop, mais sur leur droite des bonnets de grenadiers
apparurent dans la fumée qui stagnait en nappes, puis des uniformes blancs, des
guêtres grises et hautes sur les genoux…
— Attention ! cria Saint-Didier.
La plupart des cuirassiers font volter leurs montures pour
fondre sur les fantassins, quand le général Espagne reçoit une balle de
mitraille en pleine poitrine, qui traverse la cuirasse. Le blessé glisse, il
tombe, le pied coincé dans l’étrier, et la bête s’emballe, elle le traîne comme
un sac, il rebondit sur la terre labourée par les explosions. Fayolle pique son
cheval dans la même direction, se baisse sur l’encolure, coupe la lanière de
l’étrier avec le tranchant de son épée. Les autres arrivent à sa suite et soulèvent
le corps abîmé du général. On lui ôte son plastron et sa dossière, on l’enroule
dans la cape blanche et longue d’un officier autrichien, qui s’étoile aussitôt
de rouge vif, puis on dépose le corps sur un affût, tête et bras pendants,
comme un fantôme.
Il y avait plus de morts sur les tombes du cimetière
d’Aspern que dans les caveaux. Submergés, les voltigeurs luttaient en lançant
des cailloux sur les tirailleurs du baron Hiller ; Paradis eut même la
satisfaction d’en atteindre plusieurs avec sa fronde, mais il reculait avec le
reste de son bataillon décimé, et tous espéraient s’égailler dans les champs où
des arbustes et des herbes hautes pourraient les camoufler. Des Autrichiens
montés sur les murs fanfaronnaient en secouant leurs drapeaux frappés de l’aigle
noire à deux têtes, ou d’une madone en robe bleu ciel qui paraissait déplacée
dans ces lieux infernaux. Les tambours battaient avec arrogance. Les Français
se laissaient tirer comme à la chasse. Un canon pointa dans l’un des éboulis de
l’enceinte. Paradis et Rondelet fuyaient sans pouvoir riposter. Ils
s’accroupirent pour reprendre souffle derrière le corps d’un
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