La Bataille
dormir, ils n’avaient même pas de visages, mais cette
fille le hantait. Il avait eu tort de la regarder dans les yeux pour y saisir
sa peur. Ce n’était pas la première fois, quand même, qu’il rencontrait la peur
des autres ! Il aimait ça. La frayeur qui précède la mort inévitable, ça
l’excitait. Quel pouvoir ! Le seul. Fayolle l’avait ressenti lui-même à
Notre-Dame du Pilar, en face d’un moine furieux qui l’avait poignardé, mais il
s’en était tiré avec une balafre ; blessé, il avait réussi à étrangler le
religieux, dont il avait récupéré la bure pour s’en tailler un manteau ;
après, il avait jeté le corps dans l’Èbre où flottaient par centaines des
cadavres d’Espagnols dans des sacs. La fille d’Essling était restée sur son
matelas. Quelqu’un l’avait-il découverte ? Un tirailleur qui cherchait à
s’embusquer et avait dû en être bien surpris ? Ou personne. La maison
avait peut-être été brûlée par un obus. Fayolle aurait dû l’enterrer et cette
pensée le travaillait. Il la voyait, elle grimaçait, son regard effrayé se
changeait en menace et il ne parvenait pas à effacer cette image.
Il se leva.
En haut du vallon où cantonnaient les escadrons on
discernait les premières maisons d’Essling ; leurs toits se découpaient
sur un fond de lumière rougeoyante. Sans casque ni cuirasse, son épée droite
lui battant la jambe, Fayolle marcha comme un somnambule dans cette direction.
Au bord de la plaine qu’il longeait de bosquet en bosquet il croisa les
ordinaires charognards des nuits de batailles, ces rabatteurs civils des
ambulances qu’on chargeait de ramener les blessés et qui en profitaient pour
dépouiller les morts. Deux d’entre eux s’échinaient sur un hussard déjà raide
dont ils tiraient les bottes. Par terre, sur la pelisse et le dolman, ils
avaient posé une montre, une ceinture, dix florins, un médaillon.
Un troisième, accroupi, approcha le médaillon de la lanterne
posée au sol :
— Hou ! dit-il, mais elle est jolie, sa promise, à
celui-là !
— Et puis maint’nant elle est libre, dit son compère
affairé à dégager une botte.
— Dommage qu’y a pas d’adresse et pas d’nom.
— P’têt’ dans l’dos du portrait.
— T’as raison, Gros Louis…
Avec un couteau, l’ambulancier essaya de décoller le
portrait du médaillon. D’autres passèrent avec les bras chargés de vêtements.
Un malin avait attaché une série de casques et de shakos à un bâton, comme à la
campagne les chasseurs de rats, et les plumets, les crinières, les houpettes
pendaient comme les queues de ces bestioles. Fayolle tomba plus loin sur une
sentinelle qui lui mit le canon de son fusil contre le torse :
— Tu vas où, toi ?
— J’ai besoin de marcher, dit Fayolle.
— T’arrives pas à roupiller ? T’as d’la
veine ! Moi j’dors debout comme nos chevaux !
— De la veine ?
— Et t’en auras encore si t’évites de passer par la
plaine. Les Autrichiens, ils sont à trente pas. Tu vois ce feu, là-bas, à
gauche de la haie ? Eh ben c’est eux.
— Merci.
— Veinard ! grommela encore la sentinelle en
regardant Fayolle s’éloigner vers le village.
Il marchait dans le noir, trébucha plusieurs fois, griffa
son pantalon à des chardons, enfonça ses espadrilles dans une flaque d’eau.
Quand il entra dans Essling, il ne sut différencier les dormeurs des
morts ; les voltigeurs de Boudet, exténués, s’étalaient dans les rues,
contre les murettes, les uns sur les autres ; ils se confondaient tous
dans un pareil abandon. Fayolle buta contre les guêtres d’un soldat qui se
redressa à demi et l’insulta. Il n’attachait plus aucune importance à rien. Il
avançait vers cette maison qu’il avait visitée deux fois et qu’il reconnut sans
peine, mais la troupe s’y était établie et l’avait fortifiée avec des monticules
de sacs et de meubles cassés. La fille n’était donc pas brûlée, sa maison
n’avait reçu aucun obus, quelqu’un l’avait trouvée morte et ficelée ;
qu’était devenu son corps ? Il leva les yeux vers la fenêtre de l’étage.
La vitre était brisée, le volet pendait, un voltigeur fumait sa pipe accoudé au
rebord. Une nécessité poussait Fayolle à pénétrer dans cette maison mais son
instinct le retenait. Debout dans la rue, il n’osait plus risquer un geste.
Personne ne dormait vraiment, sauf Lasalle, sans doute, qui
préférait la vie
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