La Bataille
sous-officier
grassouillet, tombé sur une croix et resté accroché à la façon d’un
épouvantail. Rondelet se dressa un peu derrière ce cadavre pour constater la
progression de l’ennemi :
— Dis donc, c’est l’adjudant !
Il prit le tué sous les bras pour le montrer à Paradis.
L’adjudant Roussillon avait les yeux ouverts et fixes, un sourire plaqué sur
ses lèvres bleues. Rondelet se piqua le doigt en détachant la Légion d’honneur
du semblant d’uniforme :
— Pour le souv’nir, dit-il.
Ce fut sa dernière phrase, qu’il ne put achever parce qu’un
boulet rasant lui emporta l’épaule.
Abasourdi, car il se tenait près de son ami, Vincent Paradis
s’en alla dinguer contre une dalle mangée par les orties et les mousses. Ses
oreilles bourdonnaient. Les sons ne lui venaient plus qu’amortis. Il mit une
main à son visage. Il eut un hoquet. Sa main n’avait rencontré qu’une bouillie
de chair. Il en avait aussi sur les cheveux, dans la bouche, qu’il crachota en
morceaux mous, fades et tièdes. Était-il défiguré ? Un miroir !
Personne n’avait un miroir ? Une flaque d’eau, même ? Non ?
Rien ? Était-il presque mort ? Où était-il ? Encore sur
terre ? Est-ce qu’il dormait ? Est-ce qu’il se réveillerait et
où ? Il sentit des grosses pognes l’agripper et le soulever comme un
colis ; il se retrouva contre une barrière de bois qui partageait un
champ. Des voltigeurs couchés sur le dos bredouillaient des mots incompréhensibles,
ils étaient ensanglantés, pansés avec des mouchoirs et des chiffons, l’un avec
le bras en écharpe, l’autre crispé sur une branche comme sur une béquille, le
pied empaqueté dans un bout de vareuse. Des jeunes hommes en tabliers longs
inspectaient ces blessés et décidaient de la gravité de leur état : on
n’allait pas transporter les plus moribonds. Ils soutenaient les détraqués pour
les aider à s’entasser sur la plate-forme d’une charrette à foin que tiraient
deux percherons aux yeux bandés. Paradis se laissait faire, il ne répondit pas
aux apprentis infirmiers qui le questionnaient et s’étonnaient qu’avec le
visage en charpie il ne se soit pas encore évanoui.
L’ambulance de fortune mit un long temps avant d’atteindre
le petit pont de la Lobau ; il fallait sans cesse louvoyer dans des
prairies closes et vallonnées, briser une palissade pour éviter un détour. Les
aides chirurgiens suivaient à pied en étudiant leur cargaison, parfois ils
désignaient un blessé :
— Celui-là, plus la peine…
Alors on extirpait le mourant de la plate-forme et on le
posait dans l’herbe, tout en continuant à avancer au pas lent des percherons.
Paradis restait debout, hébété ; il se tenait aux montants du char à foin
comme à des barreaux de prison. Il reconnut à distance le bivouac de la Garde,
puis ce fut l’arrivée près du petit pont. Il était dix-neuf heures, la nuit
tombait, le rougeoiement des incendies éclairait une horde d’au moins quatre
cents blessés qu’on avait étalés sur des bottes de paille ou à même la terre.
On déposa Paradis près d’un hussard qui se traînait comme un serpent, une jambe
en capilotade, et grattait la terre de ses ongles en fulminant contre
l’Empereur et contre l’Archiduc. Avec des scies de menuisier, le docteur Percy
et ses assistants, en sueur, n’arrêtaient plus d’amputer des jambes et des bras
dans une cahute. On n’entendait que des hurlements et des malédictions.
CHAPITRE IV
Première nuit
À la chandelle, Henri fouilla sa cantine frappée d’une
aigle ; il en sortit un cahier gris qu’il posa sur la table. Barrait la
couverture trop feuilletée un titre à l’encre noire : Campagne de 1809
de Strasbourg à Vienne. Il parcourut les dernières pages. Son journal
s’arrêtait à la date du 14 mai et il ne l’avait pas poursuivi. Les
derniers mots de sa main indiquaient : « Ci-joint un exemplaire de la
proclamation. Temps superbe et très chaud. » Pliée à cette page, une
fameuse proclamation que l’Empereur fit imprimer la veille de la capitulation
de Vienne. Henri la déplia pour la relire : « Soldats ! Soyez bons
pour les pauvres paysans, pour le peuple qui a tant de droits à votre
estime ; ne conservons aucun orgueil de nos succès ; voyons-y une
preuve de cette justice divine qui punit l’ingrat et le parjure… » Il
s’interrompit. Comme il ne croyait pas un mot de cette déclaration
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