La Bataille
ferma les paupières et sa joue retomba contre le manteau qui
lui servait d’oreiller. Marbot s’affola :
— Ça y est ? Il est mort ?
— Non non, capitaine, le rassura un aide-chirurgien
placé par Larrey auprès du maréchal. Il dort.
Non loin de là, dans les environs de la tente impériale,
Lejeune mesurait les nouveaux dangers de cette nuit. Il redoutait deux
choses : que les eaux du Danube en crue ne submergent l’île, que les
Autrichiens aient l’envie subite de la bombarder depuis la rive au-delà
d’Aspern. Il s’en ouvrait à Périgord, plus incrédule et confiant :
— J’ai étudié l’écorce des saules et des érables,
Edmond, et je vous assure qu’on y découvre les marques d’une précédente
inondation.
— Vous voilà jardinier, mon cher ?
— Je suis sérieux ! Toutes les îles sont
inondables.
— Sauf l’île de la Cité à Paris.
— Arrêtez vos plaisanteries ! Je souhaite que vous
ayez raison mais j’y vois un risque possible.
— Nos blessés seraient noyés ?
— Et la retraite compromise. Nous y resterions tous.
D’autre part, si l’archiduc Charles…
— Vos canons autrichiens ne m’impressionnent pas,
Louis-François. Êtes-vous aveugle ? Et sourd de surcroît ? Si
l’Archiduc avait voulu, il aurait pu nous rejeter au Danube, mais il a
interrompu la bataille en même temps que nous.
— À sa place, l’Empereur n’aurait pas hésité.
— Mais lui, il hésite.
Berthier avait pensé comme Lejeune ; il avait interdit
les lumières sur l’île et faisait allumer des bivouacs dans la petite plaine
entre les villages, pour simuler une implantation de l’armée et garantir sa
fuite. L’Empereur avait approuvé la mesure. Lejeune et Périgord se promenaient
donc dans le noir total, les mains devant pour ne pas heurter un tronc. Tout à
coup, Lejeune sentit un visage mou au bout de ses doigts tendus, et un homme
lui dit avec un accent très italien :
— Avez-vous fini de me tripatouiller le menton ?
— Que Votre Majesté me pardonne…
— Coglióne ! Vous êtes pardonné mais
guidez-nous vers la berge !
Le vent secouait les feuilles, les ormes et les saules se
balançaient. On entendait les soupirs et les râles des milliers de blessés qui
s’entassaient sur les talus ou à même le gazon. Lejeune et Périgord devancèrent
la troupe que formaient l’Empereur, Berthier et les officiers de la Maison.
— La barque est prête, Sire, disait Berthier en tenant
l’épaule de Caulaincourt qui le précédait en tâtant le terrain de la pointe de
ses bottes cavalières.
— Perfetto !
— J’ai personnellement choisi quatorze rameurs,
deux pilotes, des nageurs…
— Des nageurs ? Perché ?
— Si la barque chavire, Sire…
— Elle ne versera pas !
— Elle ne versera pas, soit, mais il faut tout prévoir
même le pire.
— Je déteste le pire, Berthier, bougre d’âne !
— Oui, Sire.
En file, Napoléon et son équipage parvinrent sans tomber ni
se cogner jusqu’au rivage venté où attendait la barque. L’Empereur sortit une
montre de son gousset. Il la fit sonner :
— Onze heures…
On distinguait mal le fleuve à cause de la nouvelle lune,
mais son bruit rendait la conversation pénible ; les vagues se cassaient
sur les pentes de l’île et projetaient une pluie de gouttelettes ; l’eau roulait
avec force, le vent sifflait.
— Berthier ! cria l’Empereur, je vais vous dicter
l’ordre de retraite !
— Lejeune ! hurla Berthier.
Périgord avait réussi à allumer une torche en s’abritant sous
des taillis. À cette lumière jaune et tremblante, Lejeune posa sa sabretache
comme un pupitre sur ses genoux pliés, et, avec le papier et la plume encrée
que lui avait tendus le secrétaire, qui était du voyage, il nota en improvisant
car il ne comprenait pas tout dans le vacarme du fleuve et du vent. Il indiqua
que Masséna et Bessières devaient se retirer à minuit sur la Lobau avec
l’ensemble des troupes ; une fois l’armée entière dans ce refuge, il
convenait de détruire le petit pont en ramenant sur des haquets les pontons et
les chevalets qui serviraient à réparer le pont principal.
Quand Lejeune eut terminé, Berthier apposa sa signature sur
le document qu’on fit sécher en y jetant une poignée de sable. Puis Napoléon
descendit la berge jusqu’à la grosse barque que maintenaient des garçons
musclés, qui l’aidèrent à y grimper en le prenant
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