La Bataille
Masséna, en accusant la maladresse
de Berthier. Il restait songeur, puis, d’un ton plus bourru :
— Je suis certain que toute l’armée a appris avant moi
le malheur de Lannes.
— Les soldats l’apprécient et se soucient de lui.
— Tes hommes ? Ont-ils été démoralisés en
apprenant la nouvelle ?
— Démoralisés, non, mais affectés. Ils sont courageux.
— Ah ! si ce pauvre Lannes pouvait en ce moment
être soigné à Vienne dans de meilleures conditions !
— Fais-lui passer le fleuve sur une nacelle.
— Tu n’y songes pas ? Le vent, le courant, il serait
secoué comme un sac et ne le supporterait pas.
De sa cravache, l’Empereur fouetta des roseaux en
réfléchissant. Une minute ou deux passèrent ainsi, et d’une voix affermie, il
dit :
— André, j’ai besoin de tes lumières.
— Tu veux savoir ce que je ferais à ta place ?
— Berthier préconise que nous nous mettions à couvert
sur la rive droite.
— Sottise !
— L’état-major pense qu’il faudrait même se replier en
arrière de Vienne.
— L’état-major n’a pas à penser. Surtout de travers. Et
puis quoi ? Pendant que nous y sommes rentrons à Saint-Cloud ! Si
nous lâchons cette île, nous signons la victoire de l’Autriche, or nous n’avons
pas perdu.
— Nous n’avons pas gagné non plus.
— Nous avons évité une affreuse raclée !
— La fatalité me poursuit, Masséna.
— L’archiduc Charles n’a pas réussi, nous l’avons tenu
à distance, ses troupes sont éreintées, il n’a presque plus de munitions…
— Je sais, dit Napoléon en jetant un regard au fleuve.
C’est le général Danube qui m’a vaincu.
— Vaincu ! Ne sois pas grossier ! L’armée d’Italie
va nous rejoindre. La semaine dernière, le prince Eugène s’est emparé de
Trieste, il va marcher sur Vienne avec ses neuf divisions, plus de cinquante
mille hommes ! Lefebvre est entré à Innsbruck le 19, dès qu’il en a fini
avec les rebelles du Tyrol, il nous apporte ses vingt-cinq mille Bavarois…
— Il faut donc s’enfermer sur cette île ?
— Nous avons le temps cette nuit d’y faire filer nos
troupes.
— Peux-tu m’assurer une retraite sans désordre ?
— Oui.
— À la bonne heure ! Retourne à ton poste.
Le silence réveilla Fayolle. Il ouvrit les yeux pour
réaliser que les combats avaient cessé avec l’obscurité. Le cuirassier restait
étendu sur le dos, trop engourdi pour s’asseoir et soulever sa lourde cuirasse.
Même s’il s’était redressé, comme la nuit était complète, il n’aurait pu voir
les milliers de corps dont la plaine était couverte, qui allaient pourrir sur
place et que les corbeaux dépèceraient. D’une main il se palpa le visage, il
plia une jambe, puis l’autre ; il n’avait rien, tout semblait en place. Un
vent frais courbait les blés encore debout, une odeur de poudre, de crottin et
de sang flottait dans l’air. Soudain, Fayolle entendit un grignotement ;
quelque chose en voulait à ses espadrilles craquées. Il secoua le pied. Une
espèce de rongeur poilu s’attaquait à la semelle de corde. L’animal s’enfuit,
il en ignorait le nom, lui, l’homme des bas-fonds parisiens qui ne connaissait
que les rats. Il respira. Il profitait d’une paix bizarre et égoïste. Fayolle
avait toujours été seul. Portefaix, chiffonnier, tireur de cartes sur le
Pont-Neuf, à trente-cinq ans il avait beaucoup vécu mais mal. La Révolution ne
lui avait même pas simplifié la vie. Il n’avait même pas su profiter du règne
de Barras, qui favorisait pourtant la filouterie. À cette époque-là, qui suivit
la Terreur, il s’était installé passage du Perron pour revendre des produits
dérobés, du savon, du sucre, des tuyaux de pipes, des crayons anglais. Il en
profitait pour traîner au Palais-Royal. Les filles y racolaient par centaines,
sous les arcades et les galeries de bois qui les prolongeaient. À l’étage d’un
restaurant, le plafond du salon oriental s’ouvrait et des déesses nues
tombaient du ciel sur un char doré ; dans l’établissement mitoyen, des
hétaïres vous massaient dans une baignoire de vin. On le lui avait raconté,
parce qu’avec son bonnet de renard et sa triste mine on ne l’aurait jamais
laissé entrer. Il se contentait de regarder avec envie celles qui vous tiraient
l’œil avec des gravures érotiques ou soulevaient leurs jupes. D’autres, pour
attendrir, promenaient des enfants de
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