La Bataille
location. D’autres vous appelaient
au-dessus du café des Aveugles, avec leurs chapeaux noirs à glands d’or, les
pieds dans des ballerines de satin. Elles étaient superbes mais ne faisaient
pas crédit ; elles se nommaient comme dans les poèmes, Betzi la
mulâtresse, Sophie Beau Corps ou Lolotte, Fanchon, Sophie Pouppe, la Sultane.
Chonchon des Allures dirigeait une maison de jeu. La Vénus était une héroïne
puisqu’elle avait résisté aux avances du comte d’Artois…
Fayolle avait cru que l’uniforme bleu à parements rouges des
cuirassiers le favoriserait auprès des dames, ou du moins protégerait ses
brigandages, mais non : il n’avait jamais rien obtenu que par la force et
grâce à la guerre. Il repensa a une jolie religieuse violée pendant le saccage
de Burgos, puis à cette tigresse de Castille qui l’avait griffé au visage et
qu’il avait abandonnée à un lancier polonais brutal. Il repensa surtout à la
paysanne d’Essling, à ses yeux obsédants qui le fixaient de l’au-delà. Il
frissonna. Était-ce de frayeur ou de froid ? Le vent devenait glacial. Il
fit un effort pour ramasser son manteau brun et, posé sur un coude, il entendit
crisser des roues.
Fayolle, en plissant les yeux, essaya de distinguer des
formes dans le noir. Très loin, vers le Bisamberg comme vers le Danube, des
bivouacs allumés lui permettaient d’estimer la distance des campements. Qui
venait ? Des Autrichiens ? Des Français ? Que
faisaient-ils ? À quoi servait cette charrette ? Les individus
approchaient puisque le bruit des roues augmentait, auquel se confondaient des
voix assourdies et un son de métal entrechoqué qui ne le renseignait en rien.
Dans le doute il se recoucha, s’appliquant à ne pas bouger. La charrette
avançait dans sa direction. Elle devait être maintenant à quelques mètres. Les
yeux mi-clos, Fayolle entrevit des silhouettes penchées qui tenaient des
lanternes. Il reconnut à cette faible lumière un bonnet de grenadier autrichien
avec sa branche feuillue plantée comme un plumet. Il retint sa respiration et
fit le mort. Des pas piétinaient les blés, s’arrêtèrent à sa hauteur. Une main
dénoua son plastron de fer. Il sentit une haleine près de son visage.
— V’nez, y a une bonne récolte par ici…
Entendant ces mots prononcés en français, Fayolle attrapa le
poignet du voleur qui glapit :
— Hou ! Mon mort se réveille ! Au
s’cours !
— Gueule pas, dit l’un de ses compères.
Fayolle s’assit, appuyé sur les deux mains. Deux
ambulanciers écarquillaient les yeux :
— T’es pas mort, toi ? lui demanda Gros-Louis.
— Il a même pas l’air trop blessé, ajouta Paradis,
désormais coiffé d’un bonnet autrichien.
— Qu’est-ce que vous foutez ? gronda Fayolle d’une
voix mauvaise.
— Calme-toi, l’ami !
— Ben tu vois, expliqua Paradis, on ramasse les
cuirasses, c’est la consigne. Faut rien laisser derrière nous.
— Sauf des morts, dit Fayolle avec mépris.
— Ah ça, on nous a rien précisé sur les morts, et en
plus y en a trop.
Fayolle se leva enfin, acheva de détacher sa cuirasse et la
lança dans la carriole.
— Tu peux la garder, dit Gros-Louis, puisque t’es
vivant.
Le cuirassier s’emmitoufla dans son manteau espagnol. Ses
yeux s’habituaient à la nuit. Il distingua des dizaines de lanternes qui
fouillaient la plaine. Paradis, Gros-Louis et plusieurs ambulanciers tâtaient
le sol avec des bâtons ; dès qu’ils heurtaient le fer d’un plastron ils se
baissaient, dégrafaient, empilaient dans leur voiture.
— Tiens, c’lui-là c’est au moins un officier…
À ces mots de Paradis, Fayolle arriva aussitôt.
— Tu l’connais ? demanda Paradis en baissant la
lanterne sur un visage.
— C’était le capitaine Saint-Didier.
— Y devait pas êt’bien vieux…
— Détache sa cuirasse et tais-toi !
— D’accord, mettons que j’ai rien dit.
Quand Paradis eut achevé sa besogne, Fayolle lui arracha sa
lanterne des mains et se baissa sur le capitaine. Il avait été tué d’une balle
dans le cou. Il avait l’air de dormir les yeux ouverts. Il tenait encore dans
sa main droite un pistolet chargé, dont il n’avait pas eu le temps de se
servir. Fayolle desserra les doigts glacés et rangea l’arme à son ceinturon.
Dans une clairière de l’île Lobau, le maréchal Lannes était
couché sur une douzaine de manteaux de cavalerie. Le capitaine Marbot ne
l’avait pas
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