La Bataille
de
Charles !
— Sans aucun problème, Sire, ils n’en peuvent plus, les
Autrichiens. J’aurais passé le Danube avec mes divisions fraîches et nous les
écrasions comme des punaises.
— Des punaises ! Voilà ! Des punaises !
L’Empereur prit une pincée de tabac et s’en fourra le nez.
— Que proposez-vous, Davout ?
— Crédieu ! Nous pourrions souper, Sire, je meurs
de faim et une batterie de poulardes autrichiennes ne m’effraierait pas !
L’île se peuplait. Des milliers de soldats glissaient comme
des ombres à l’abri des futaies ; les plus chanceux s’appuyaient à un
tronc, tombaient sur la mousse et s’endormaient les pieds dans des flaques. Ce
cantonnement affolait l’intendance, qui ne parviendrait jamais à nourrir une
telle masse d’hommes ; les provisions envoyées par Davout en nacelles,
lorsqu’elles accostaient intactes, étaient dévorées sitôt débarquées. Les
blessés gémissaient maintenant sous de grandes bâches ou contre un mur de
chariots. Les ambulanciers avaient disposé des tonneaux pour recueillir la
pluie, et inventé des gouttières de roseaux pour canaliser l’eau retenue en
poches sur les toiles tendues aux branches. Ils s’évertuaient à chauffer leur
infect bouillon de cheval à couvert, et gardaient dans des baquets les têtes et
les boyaux que les prisonniers, parqués à l’extrémité sablonneuse de la Lobau,
se débrouilleraient pour manger crus. De temps en temps un infirmier, qui
faisait sa ronde entre les corps étendus, ramassait un mort, le traînait dans
l’indifférence vers une plage et le poussait dans le fleuve.
En face, dans la prairie, les torchères s’étaient noyées
depuis longtemps sous l’averse, mais Masséna n’avait pas changé de place. Raide,
une vraie statue plantée dans la boue, ruisselant, il veillait à ce que
l’ensemble de l’armée que lui avait confiée l’Empereur déguerpisse de la rive
gauche pour se réfugier dans les forêts de l’île.
— Il ne reste plus que la Vieille Garde, Monsieur le
duc, disait Sainte-Croix dont les plumes du bicorne pendaient lamentables.
— Le jour se lève à peine, nous avons réussi.
— Voici les derniers…
Le général Dorsenne arrivait en effet à la tête d’un bataillon
de fantômes gris, roulés dans des manteaux lourds de pluie. Ils pataugeaient et
dérapaient en dégringolant la colline, mais ils s’efforçaient de marcher au pas
et soulevaient des mottes de terre collante à leurs semelles. Les drapeaux
mouillés s’entortillaient à leurs hampes. Des clarinettes jouaient en sourdine
une marche impériale ; les tambours ne battaient plus, recouverts de
tabliers pour que l’eau ne distende pas leur peau. Dorsenne s’arrêta à côté de
Masséna, et Sainte-Croix dut l’aider à descendre de sa selle car il avait été
blessé au crâne et paraissait très faible ; ses gants, ficelés autour du
front, faisaient office de pansement.
— Ce n’est qu’un éclat, dit-il.
— Dépêchez-vous de vous faire examiner ! rugissait
Masséna. Lannes, Espagne, Saint-Hilaire, ça suffit !
— Quand mes grenadiers et mes chasseurs seront passés.
— Mule !
— Monsieur le maréchal, je n’ai guère le droit de
m’évanouir avant le dernier acte. Cela donnerait un piètre exemple.
Masséna lui prit le bras pour voir défiler les grenadiers
qui s’engageaient sur le petit pont chahuté par le Danube.
— J’en ramène plus de la moitié, précisa Dorsenne.
— Sainte-Croix, dit Masséna, emmenez vous-même le
général chez le docteur Yvan.
— Ou Larrey, dit Dorsenne, pâle à faire peur.
— Ah non, malheureux ! Larrey serait capable de
vous amputer la tête ! Comme le docteur Guillotin, il coupe tout ce qui
dépasse, vous savez.
Ils se quittèrent sur cette moquerie. Masséna ordonna
ensuite à ses officiers :
— À vous, Messieurs. Je vous suis.
Les officiers étaient sur l’île quand retentit une salve aux
abords d’Aspern. Masséna sourit :
— Les gueusards se réveillent !
Non. Ce n’était qu’un incident sans conséquences. Les
soldats autrichiens avaient déchargé leurs armes sur un bivouac déserté.
L’Archiduc ignorait la réalité des dommages causés au grand pont ; il
craignait que les sapeurs ne le réparent vite et que les renforts français ne
passent sur la rive droite, comme la veille. Anxieux, incertain, il avait
ramené le gros de ses troupes sur leurs positions précédentes.
Weitere Kostenlose Bücher