La Bataille
prairie ; Gros-Louis le conduisit
derrière l’ancienne ambulance du docteur Percy, déménagée sur l’île. De la
calèche au char à foin, de nombreuses voitures réquisitionnées stationnaient
avant de passer le petit pont. Elles transportaient le même bric-à-brac de
cuirasses et de fusils. Vincent Paradis partit patienter contre une butte pour
assister au repli des troupes. Quand il se rendit compte qu’il s’adossait au
tas de bras et de jambes coupés par Percy et ses aides, il se releva d’un bond,
vacilla et fila s’agenouiller sur la berge pour vomir, puis il essuya ses
lèvres dégoûtantes avec des feuilles. Comme il avait un mauvais goût dans la
bouche, il cueillit un brin d’herbe qu’il se mit à mâcher. Il rejoignait son
convoi quand une masse de cavaliers apparut en haut d’une colline. Des
escadrons reformés arrivaient. Bessières s’en détacha, il poussa son cheval
pour l’arrêter devant Masséna, et, ferme sur ses arçons, jeta dans l’herbe deux
drapeaux autrichiens. Pendant ce temps la cavalerie défilait entre les
torchères qui faisaient luire les armes et les parements d’uniformes dont on
oubliait, cette nuit, les rafistolages et l’improvisation. C’était d’abord la
première division de grosse cavalerie menée par le comte de Nansouty, avec les
cimiers de cuivre surgis de la fourrure noire des casques, puis brilla le blanc
des culottes de dragons, les revers écarlates des carabiniers…
— Ça y est, v’là qui pleut ! dit Paradis.
Des larges gouttes cognaient en s’écrasant sur les plastrons
de fer amoncelés dans la carriole.
À trois heures du matin, un vent brusque ouvrit la croisée
et Henri se leva aussitôt. Il claquait des dents, baissa son bonnet de nuit sur
les oreilles et enfila un manteau sur sa chemise. Il pleuvait fort. Il allait
refermer la fenêtre lorsqu’il entendit un bruit sourd ; il passa la tête
pour inspecter la rue. La berline des policiers était toujours rangée en face
de la maison, mais une autre, attelée de chevaux trempés, s’était disposée
contre elle et en bloquait les portières. Qui avait tiré ? Était-ce
d’ailleurs un coup de feu ? Henri n’avait plus froid, sa curiosité
l’empêchait de se plaindre. Une cavalcade dans l’escalier, des grincements de
portes, des chuchotis : il mourait d’envie de savoir ce qui se tramait et
s’habilla vite dans l’obscurité. Quand il se pencha une nouvelle fois dans la
rue, il distingua des formes qui s’engouffraient dans la seconde voiture ;
il crut reconnaître la silhouette d’Anna sous un capuchon, celles plus frêles
de ses sœurs et de la gouvernante. Des hommes en chapeaux à large bord,
dégoulinants, les aidaient à monter, puis l’un d’eux grimpa à la place du
cocher et fit claquer le fouet. La voiture partit sous des trombes. Henri
quitta sa chambre en courant, dévala l’escalier principal et atterrit au
rez-de-chaussée. Il eut une frayeur en croisant un individu qui le guettait
dans le noir, mais non, c’était sa propre image dans un miroir ; avec cette
tenue enfilée à la hâte il se trouva grotesque, sa redingote, son manteau
par-dessus, le caleçon dans des bottes, surtout le bonnet à mèche tombante
qu’il ôta d’un geste pour le fourrer dans une poche. Il poussa en grand les
battants de la porte cochère mais n’osa affronter le déluge. Des ruisselets
coulaient entre les pavés, l’eau qui dégringolait des toits par paquets
l’éclaboussa. Il pensa aux soldats dans la plaine transformée en bourbier, puis
à cette scène qu’il venait de surprendre, et il éternua. Il retourna vers les
cuisines et vérifia l’heure à l’horloge, appela, remonta aux étages, poussa des
portes ; les lits n’étaient pas même défaits, la fuite d’Anna et de sa
famille avait été préméditée, mais qui avait-elle suivi et pour aller où ?
En bas, dans le hall, on marchait. Des voix, des bruits de
bottes remplissaient l’escalier. Henri n’eut pas le temps de s’enfermer dans le
premier salon qu’il fut encerclé par des gendarmes en nuée.
— Qui êtes-vous ? lança un brigadier à l’uniforme
mouillé.
— Je vous renvoie la question.
— Oh, mais Monsieur fait le finaud !
— Laissez tranquille Monsieur le commissaire Beyle, il
n’y est pour rien.
Schulmeister montait les escaliers et ses gendarmes
s’entrepoussaient pour lui céder le passage. Il se secoua, confia sa cape à un
argousin qui le suivait,
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