La Bataillon de la Croix-Rousse
serait.
Avec la même véhémence que sa mère, qui revivait en lui :
– Est-ce une jeune fille ou un sac d’écus que l’on épouse ?
– Mais une dot, ça aide à élever les enfants.
– Ah, mon pauvre fifre, quelle éducation tu as reçue ! Est-ce qu’un homme est digne d’être père, s’il ne peut gagner le pain de sa femme et de ses enfants ! C’est un fainéant ou un mauvais ouvrier, celui qui vise une dot en vue de s’établir pour exploiter les autres et s’affranchir de la sainte obligation du travail.
– Il y a du vrai là-dedans ! murmura la baronne, se parlant à elle-même.
Et elle convint vis-à-vis de sa conscience que, mère d’ouvrière, mère de bourgeoise même, elle penserait de la sorte.
– En Angleterre, continuait Saint-Giles, il n’y a pas de dot même pour la fille d’un lord. Aussi, là-bas, le mariage est-il presque toujours un mariage d’amour et la loi permet-elle aux enfants de se passer au besoin du consentement des parents. Ils sont logiques, nos ennemis les Anglais !
– Soit ! Pas de dot ! Mais pourquoi ne pas faciliter aux garçons l’entrée de leur carrière ?
– Allons donc ! Est-ce que c’est bon, est-ce que c’est sain pour un enfant de se dire qu’il aura en main cet instrument qui aplanit la route : l’argent ! Est-ce que tu crois que je serais ce que je suis et surtout ce que je serai, car je me sens là quelque chose de plus que la caricature, dit-il en montrant sa poitrine, est-ce que je serais devenu un artiste, de simple dessinateur sur étoffes que j’étais, si j’avais eu la perspective d’un établissement assuré ?
Employant une locution triviale avec la liberté de langage des ateliers :
– Vois-tu, mon garçon, dit-il, pour qu’un enfant devienne un homme, un vrai travailleur, un citoyen utile qui honore sa patrie, il faut qu’il ait reçu « le coup de pied dans le cul de la nécessité ».
Avec une conviction profonde :
– On n’est un mâle que quand on a peiné, sué, lutté chaque jour de son enfance contre l’a misère qui menace tous les foyers pauvres ! Voilà le secret de la force créatrice des grands hommes sortis de bas.
Se levant et se posant dans une attitude superbe de confiance et de fierté, il dit :
– Tiens, graine de bourgeois, larve de sacristie, regarde-moi, comprends et profite de la leçon.
Il montra son œuvre :
– Tu vois, n’est-ce pas, qu’il y a là du talent ! C’est une œuvre originale sortie tout entière de mon cerveau. J’ai inventé un style. Sais-tu, en réalité, qui devrait signer cette œuvre ? C’est la Misère. Oui, la sainte misère, qui m’a fait vibrer, qui m’a élevé, qui m’a refondu, qui m’a passé à son creuset et recréé tout entier.
Haussant les épaules :
– Et tu voudrais que je donne à mes frères autre chose que l’instruction, le pain et un métier selon leur vocation ? Je les aime trop pour les corrompre ! Ils feront comme moi, aussi rudement que moi, et sauf la maladie, je ne connais pas un seul cas où un enfant, sorti d’apprentissage, ait le droit de s’asseoir au foyer paternel, sans y apporter son pain.
La baronne, malgré elle, s’avouait que ces principes devaient assurer à la démocratie une supériorité qui lui donnerait la victoire définitive ; elle avait ressenti de l’estime pour la mère, elle éprouvait une sympathie admirative pour le fils.
– Mais, après tout, se disait-elle, c’est un artiste, ce n’est pas un manant ! Les artistes se sont assis à la table des rois.
Pourquoi songeait-elle à cela ?
Elle eût été embarrassée de se l’expliquer à elle-même.
Cependant elle avait remarqué qu’à différentes reprises il l’avait regardée d’une façon assez singulière, et chaque fois, elle s’était sentie troublée. C’est que l’œil de l’artiste a une puissance irrésistible de pénétration. Saint-Giles étudiait ce type de figure et notait les courbes.
Tout à coup, il dit :
– Décidément, c’est extraordinaire.
– Peut-on te demander, citoyen, ce qui est extraordinaire ?
– Ta ressemblance ?
– Avec qui ?
– Avec une princesse.
Et il se mit à rire.
– Quelle princesse ? demanda-t-elle.
– Oh ! dit-il, une princesse étrangère du pays des rêves.
La baronne, devant cette échappatoire, n’insista pas sur ce point ; mais elle n’avait pas tout
Weitere Kostenlose Bücher