La belle époque
lampe à pétrole lui permit de voir la silhouette de l'adolescent. Dans l'obscurité, la petite bâtisse paraissait délabrée, tout comme ses voisines. Ces gens ne roulaient pas sur l'or, sans toutefois confiner à la plus grande misère. Maintenir un enfant de quatorze ans à l'école témoignait d'une relative prospérité.
Le chemin le plus court vers la Basse-Ville passait par la
Côte-de-la-Canoterie. La taverne du Cheval blanc se situait rue Saint-Paul. Dans une grande salle, de petites tables entourées chacune de trois ou quatre chaises recevaient autant de clients. Contre un mur, un long comptoir de bois recouvert d'une feuille de zinc servait de bar. Trois serveurs dans un complet noir, la cravate au cou, affublés d'un grand tablier blanc, assuraient le service.
À ce moment de la journée, l'établissement bourdonnait d'activité. Après douze ou treize heures d'efforts dans une manufacture ou un commerce des environs, des dizaines de travailleurs venaient se détendre. Cette affluence facilitait la démarche d'Alfred. Il alla commander une bière pression au comptoir. Quelques jeunes gens esseulés, accoudés au bar, lui adressèrent des œillades discrètes. Mieux valait les ignorer et chercher une table libre un peu à l'écart. Afin de mieux assumer son rôle, il sortit de la poche de son paletot une copie soigneusement pliée du Soleil et fit semblant de s'absorber dans la lecture des notes sociales, à la lumière tremblante de l'une des lampes à pétrole pendue au plafond.
Après l'avoir examiné du coin de l'œil, car sa tenue paraissait trop recherchée pour cet endroit, les ouvriers réunis à plusieurs, épaule contre épaule, autour de tables encombrées de bouteilles et de verres, poursuivirent leurs conversations sans lui prêter plus d'attention.
L'homme leva discrètement les yeux de son journal. L'un des serveurs, âgé d'une quarantaine d'années, les cheveux blonds sales, de petite taille et assez malingre, ressemblait à Pierre Grondin. Ce devait être son père. Alfred n'arrivait pas à se souvenir de lui. Cela changea toutefois quand il s'approcha pour demander, en parlant de la bière :
— Vous en voulez une autre ?
— ... Non merci, je vais rentrer à la maison, répondit le
client d'une voix soudainement changée.
Si le visage de cet homme ne lui laissait aucun souvenir, le timbre de la voix, affecté par une mauvaise blessure à la gorge, demeurait inoubliable. Phonse... Alphonse pour ceux qui le connaissaient de façon moins intime.
— Si vous voulez autre chose que de la bière, continua le serveur un ton plus bas, la maison offre toute une gamme de services.
— Non, vraiment, je dois rentrer.
L'employé tourna les talons, Alfred se leva en remettant le journal dans sa poche, puis se dirigea d'un pas vif vers la sortie.
Pendant des années, il avait trouvé un exutoire à ses désirs chez les « garçons de location »; Ceux-ci se trouvaient particulièrement nombreux au sein du personnel des bains publics, mais les autres secteurs d'activité en recelaient aussi. Quand des jeunes gens travaillaient douze heures par jour pour recevoir moins d'un dollar en rémunération, et parfois aussi peu que cinquante cents, certains cédaient à la tentation d'obtenir un supplément. En jouant à l'amoureux, quelques-uns donnaient une certaine régularité à ce second revenu. Phonse avait fait durer les choses pendant quelques semaines.
Pourquoi diable cet homme avait-il confessé l'identité de l'un de ses partenaires à son fils? Peut-être, après avoir consommé quelques bières, avait-il laissé tombé : « Le bougre ne se prive de rien», en voyant dans le journal une annonce pour le commerce de la rue de la Fabrique. Cela suffisait à alimenter la rage d'un enfant malheureux.
Thalie savait très bien présenter un visage buté, une moue
sur les lèvres, les mâchoires serrées.
— Cela ne me dérange pas de t'accompagner, déclara-t-elle, têtue.
— Moi, je préfère y aller seul, que cela te dérange ou non.
Le frère et la sœur tenaient leur conciliabule de l'autre côté de la rue de la Fabrique, près des pelouses de l'hôtel de ville. D'un ton plus conciliant, Mathieu continua:
—Je ne veux pas compter toute ma vie sur la protection de ma petite sœur.
Ce rôle avait flatté l'orgueil de la fillette pendant deux jours, au point où elle trouvait maintenant difficile de l'abandonner pour redevenir, comme son
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