La belle époque
vous, Picard, vous venez avec moi chez le directeur.
— Si vous voulez.
D'un pas presque léger, il pénétra pour la dernière fois dans les murs de l'Académie commerciale.
— Tu n'as pas surveillé Mathieu, ce matin ? demanda Marie alors que son époux entrait dans le commerce.
— Oui, comme les jours précédents. Je l'ai vu s'approcher de la porte. Comme il n'y avait aucun attroupement, que ce Grondin paraissait absent, je me suis esquivé bien vite pour passer chez le boulanger.
En guise de preuve, Alfred leva la main droite pour montrer le gros sac de papier brun. Cela s'avérait superflu, l'odeur du pain chaud embaumait tout le rez-de-chaussée.
— Je viens de recevoir un coup de téléphone de l'Académie. Il a envoyé son tortionnaire au plancher d'un coup de poing.
— ... Tu dois te tromper.
— Tu as bien entendu. Je n'ai aucun détail, sauf que le garçon serait sérieusement blessé. Tu es sommé de te présenter au plus vite dans le bureau du directeur.
Le commerçant leva des sourcils étonnés. Finalement, il posa le pain sur le comptoir en disant d'une voix enjouée :
— La victime se mue en bourreau. J'aurais dû me douter de quelque chose : Thalie ne l'a pas accompagné.
Quelques minutes plus tard, dans le bureau exigu et encombré, Alfred rejoignit son fils. Le garçon se tenait assis dans un coin de la pièce, la mine basse. Picard commença par tendre la main à un petit homme, obèse au point de risquer de faire éclater les coutures de sa robe noire. Âgé d'une cinquantaine d'années, le frère Tancrède gardait quelques touches de roux dans ses cheveux devenus gris. Trente ans plus tôt, jeune novice, il avait enseigné l'anglais à l'école de sa congrégation située dans le faubourg Saint-Roch. Alfred en gardait un vague souvenir, ce qui signifiait que le religieux s'était acquitté de sa tâche avec une compétence raisonnable.
— Monsieur Picard, je crains que nous ayons un problème important sur les bras. Si vous voulez vous asseoir...
Le directeur désigna la chaise vide à côté du garçon, avant de retrouver son propre siège derrière son bureau. Le frère Dosité, le témoin à charge, restait debout dans un coin.
—Je vous écoute, dit le visiteur en croisant les jambes.
Il se tourna à demi pour adresser un clin d'œil discret à l'accusé.
— Votre fils s'est battu ce matin. Il a blessé l'un de ses camarades.
— Je me suis défendu, intervint Mathieu.
Le rouge lui montait aux joues, ce qui donnait une curieuse allure au côté gauche de son visage, toujours marbré de bleu, mais la voix paraissait assurée, presque fière.
—Jeune homme, vous parlerez quand on vous le demandera, coupa le directeur.
— Mon frère, se mêla Alfred, un peu ironique, comme ni vous ni moi n'étions-là, j'aimerais entendre la version de la seule personne qui puisse nous donner des informations de première main.
— J'étais là aussi, glissa le frère Dosité.
Alfred gardait ses yeux rivés dans ceux du directeur. A la fin, celui-ci accepta :
— Soit, votre fils peut nous donner sa version des faits.
Le garçon échangea un regard avec son père, puis commença :
—J'allais entrer dans l'école quand un grand m'a traité d'enculé. Je lui ai retourné le compliment. Quand il a essayé de m'attraper, je me suis défendu.
— Vous l'avez frappé, alors que celui-ci vous avait à peine touché, précisa le frère Dosité.
— Mon frère, rétorqua Alfred en le toisant du regard, vous auriez pu intervenir dès que ce mot ordurier a été prononcé. En restant silencieux, vous avez laissé mon fils dans l'obligation de se défendre seul face à une accusation qu'aucun homme, dans cette ville, ne saurait tolérer... Car vous n'avez rien fait, n'est-ce pas ?
Le rouge monta aux joues de l'enseignant. Le directeur jugea préférable d'intervenir de nouveau :
— Là n'est pas la question. Votre fils a porté un coup dangereux à un camarade qui l'avait à peine touché.
— Mon frère, mon frère, dit le visiteur d'une voix chagrine, je me dois de vous contredire. Je suis prêt à parier que l'auteur de cette insulte vulgaire s'appelle Pierre Grondin.
Ses yeux rivés dans ceux de son interlocuteur, Alfred attendit. L'autre grommela:
— Lui ou un autre, cela ne change rien au fait qu'il a maintenant une sale blessure. Si son père veut
Weitere Kostenlose Bücher