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La belle époque

La belle époque

Titel: La belle époque Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Pierre Charland
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l'heure du souper. Derrière les rideaux du consulat, comme des ombres chinoises, se profilaient les silhouettes de deux personnes. Parfois, quelqu'un déplaçait la lourde toile afin de voir les jeunes gens.
    Les officiers de l'ACJC prenaient bien garde d'empêcher les débordements, soucieux en particulier d'éviter qu'un excité lance une pierre dans une fenêtre. Toutefois, ce contrôle ne s'étendait pas à toutes les paroles prononcées. Quelqu'un hurla :
    —    Dehors, le juif!
    Très vite, toutes les poitrines, excepté deux ou trois, reprirent ce nouveau cri. Tout d'un coup, Edouard se sentit ridicule. Il cessa d'agiter son petit drapeau pour le remettre dans la poche de son paletot, puis s'esquiva discrètement.
    L'idée de rentrer à la maison pour un repas familial le séduisait médiocrement, celle de prendre une bière lui parut plus désirable.
    En pressant le pas, il gagna la rue Desjardins, continua jusqu'à la rue de la Fabrique, pour se heurter à un homme à la silhouette familière.
    —    Oncle Alfred, comment allez-vous ?
    —    Bien, bien. Et toi, tu rentres de la grande manifestation destinée à sauver notre peuple de la pestilence républicaine ?
    Le commerçant venait de faire une livraison dans la rue des Grisons, le petit rassemblement ne lui avait pas échappé.
    —    Oui, j'étais avec eux.
    —    Un grand spectacle. Se doter d'un beau drapeau national tout neuf, pour aller l'agiter en hurlant devant la maison d'un invité du pays, cela te rend particulièrement fier? À ton âge, j'espère que tu commences à t'inquiéter de faire le sale travail des soutanes.
    —    Nous étions seulement des étudiants du Petit Séminaire et de l'Université Laval. Aucun prêtre ne se trouvait parmi nous.
    —    Es-tu stupide au point de n'avoir pas compris qui dirige l'ACJC? Ce n'est pas le souvenir que j'ai de toi.
    Edouard se réjouit que la pénombre, en dépit de l'éclairage des rues, dissimule ses joues cramoisies. Son oncle continua :
    —    Si tu avais deux ans de plus, tu aurais pu participer à la grande manifestation de 1905, pour chasser Sarah Bernhardt de la ville. Je suis allé la voir à l'Auditorium, malgré toutes les condamnations de nos bons prêtres. Crois-moi sur parole, la vieille comédienne d'origine juive, élevée dans un couvent catholique, ne représentait aucune menace pour l'âme de nos concitoyens. Serais-tu allé lui crier: «Dehors!» aussi docilement que ce soir ?
    —    ... Je ne sais pas. Je ne pense pas.
    —    Mais tu es allé hurler: «Dehors le juif!» devant les fenêtres d'un petit gros, en secouant ton beau drapeau tout neuf. Nos bons prêtres ne digèrent pas encore que le président français ait gracié Alfred Dreyfus pour le réintégrer ensuite dans l'armée, et finalement en faire un chevalier de la Légion d'honneur. Un fils des déicides honoré par le pays de nos ancêtres, cela leur reste dans la gorge.
    Edouard jugea inutile de lui préciser que ce moment de la manifestation ne l'avait pas particulièrement séduit. Il répliqua plutôt :
    —    Vous nous désapprouvez ? Vous n'appuyez pas notre désir d'avoir à Québec un représentant de France qui respecte au moins un peu nos valeurs, notre façon de vivre ?
    —    Tu sais que je suis un mécréant. Tous les gens respectables murmurent dans mon dos.
    Le visage du commerçant était d'autant plus dépité que ces murmures se muaient maintenant en insultes et en coups vicieux destinés à son fils. Le garçon demeura silencieux. Bien sûr, au cours de son existence, certaines rumeurs sur les mœurs de son parent étaient venues à ses oreilles. La situation n'exigeait aucun commentaire.
    L'homme reprit bientôt à voix basse, sur le ton de la confidence :
    —    Je suis plutôt heureux de penser que quelque part, dans le monde, il est possible de vivre en français autrement que sous la robe d'un prêtre. Avoir dans ma ville un représentant de ce peuple terriblement plus chanceux que le nôtre me rassure. C'est comme s'il soulevait un peu la soutane de plomb qui pèse sur nous, pour nous permettre de voir un bout de liberté. Que cela vienne d'un juif ajoute seulement du piquant à la chose.
    —    C'est le contrôle de l'Eglise sur nos écoles qui nous a conservés français, assura Edouard, reprenant sans vergogne les arguments de son ami Fernand.
    —    L'Église nous a gardés français, l'usage de la langue française nous a

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