La belle époque
Bonsoir », en mettant son melon. Rien n'indiquait une quelconque intention de récidiver.
Dans le salon, Thomas demanda à voix basse à sa femme :
— Alors, comment se déroule le travail de séduction ?
— Horrible. Je remercierai Dieu tout le reste de ma vie de n'avoir jamais eu à faire cela. Tu devrais inviter à souper tes connaissances ayant des fils, avec ceux-ci bien sûr. Là, elle se trouve devant des inconnus.
— Je te rappelle qu'elle a choisi d'être pensionnaire. Et l'été dernier, sa moue toujours boudeuse n'a pas encouragé ses parents à multiplier les invitations.
— Si les choses se poursuivent de la même façon, il lui restera toujours la possibilité de s'engager comme préceptrice.
Des pas dans l'escalier leur indiquèrent qu'Eugénie préférait regagner sa chambre plutôt que de revenir au salon. Un moment lui serait nécessaire pour retrouver une contenance.
Au moment du souper, la jeune fille présenta une mine sérieuse. Pendant tout le premier service, la conversation ne décolla pas. A la fin, ce fut Edouard qui osa poser la question présente dans tous les esprits, d'un ton empreint de sympathie:
— Alors, comment s'est déroulée cette première visite ?
—Totalement sans intérêt. Ce garçon présente bien, mais n'a rien dans la tête.
Thomas échangea un regard avec sa femme. Mieux valait laisser son fils poursuivre la cueillette d'informations et se réserver le rôle d'arbitre, si des paroles blessantes venaient à être proférées.
— Comment cela? Je ne le trouve pas particulièrement joli, mais il a complété avec succès ses études de pharmacien.
— Je lui ai demandé quel auteur il aimait. Il ne le savait pas !
Au ton de sa voix, cela paraissait un crime impardonnable. Elisabeth crut bon dé tempérer le verdict pour son époux :
— Il a plutôt indiqué que ses lectures se limitaient à des revues de pharmacie.
— Cela revient au même. Il ne lit pas. Je n'ai même pas osé lui parler de musique, ou d'esthétisme en général.
— Maurice Leblanc ou Gaston Leroux, comme romanciers, cela te paraîtrait acceptable ? glissa Edouard, évoquant ses lectures les plus récentes.
Cette remarque lui valut un regard mauvais. Le garçon conclut que lui aussi échouerait sans doute l'examen de culture générale concocté par sa sœur à l'intention de ses prétendants. Thomas arriva à la même conclusion, ce qui l'amena à préciser :
— C'est un garçon affable, intelligent. Son père a une bonne opinion de ses capacités, au point de se fier à lui pour donner une nouvelle envergure à son entreprise. Il songe à une succursale...
—Je sais, interrompit la jeune fille. Dans Saint-Jean-Baptiste. C'est un boutiquier, avec un esprit de boutiquier. Aucune culture, aucune envergure.
Thomas appuya si fort sur son couteau, en coupant sa viande, que son assiette se déplaça bruyamment sur la surface de la table. Elisabeth riva ses yeux dans les siens, afin de l'inciter à modérer sa réaction. Ce fut après avoir pris une grande inspiration qu'il observa :
— Tu viens de me décrire. Ce garçon ne te convient pas parce que, au lieu de lire des poèmes, il se prépare à créer une pharmacie dans une section de la ville appelée à se développer. Si je comprends bien, à tes yeux, je ne représenterais aucun intérêt.
— ... Voyons, ce n'est pas la même chose. Tu es mon père.
— Moi non plus, glissa inutilement son frère.
Le rose aux joues, Eugénie joua un moment avec la nourriture dans son assiette. Afin de permettre à sa belle-fille de formuler ses attentes, plutôt que de critiquer un candidat qu'elle aussi, au-delà de l'inconfort de la situation, avait trouvé fort décent, elle demanda :
— Quel genre d'homme aimerais-tu voir se présenter à la porte, un jour prochain ?
— ... Quelqu'un qui aime la poésie, commença-t-elle en regardant timidement vers son père, la musique, le théâtre, curieux de tout, affable, attentionné, qui m'emmènera dans les grands musées et les grandes salles de spectacle d'Europe.
Elle s'arrêta, regrettant presque de s'être livrée autant.
— Et pour avoir le temps et l'argent pour faire tout cela, cet homme devra avoir une occupation très lucrative, observa son père. Dans quel secteur d'activité devra-t-il se distinguer?
—Je ne sais pas... Avocat, mais pas pour défendre de vrais
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