La belle époque
employés, c'est un terrain de jeu prohibé.
Ce genre de confidence laissa Edouard interdit. Son père lui recommandait le bordel, comme une solution de rechange aux amours ancillaires. Après un moment, alors qu'il levait la main pour attirer l'attention d'un cocher au coin de la rue de la Couronne, Thomas précisa encore :
— Évidemment, si tu peux te passer de ces maisons, tant mieux. Tu connais les maladies qu'on peut y récolter.
Son directeur de conscience, au Petit Séminaire, semblait n'avoir aucun autre sujet de conversation que la cruelle épidémie de variole qui touchait les pécheurs de la chair. Comme une voiture s'arrêtait devant eux, l'homme put interrompre ses conseils intimes.
La nouvelle année s'ouvrit sur l'air maussade d'Eugénie, un peu de la même façon que la précédente s'était terminée. Après dîner, Édouard proposa à la jeune fille :
—Je vais présenter mes meilleurs vœux à nos voisins. Tu m'accompagnes ?
— Tu veux dire les Dupire? Je ne veux pas avoir encore les grands yeux larmoyants de Fernand posés sur moi.
— Fernand ou pas, ce sont des amis de la famille. Puis je comptais aussi passer chez les Caron.
Elle marqua une pause et murmura :
— Elise me demandera des nouvelles de la visite de Brunet. Je préfère éviter cela.
— Tu entends rompre tes relations avec elle parce que ce jeune pharmacien lève le nez sur toi ?
Eugénie songea un instant à protester contre ce constat, puis jugea préférable de dire :
— Bien sûr que non. Mais dans quelques jours...
Sur ces mots, elle quitta le salon pour regagner sa chambre. Edouard passa dans la cuisine, où Elisabeth joignait ses efforts à ceux de Joséphine Tardif pour préparer un repas fastueux, puisque des invités se joindraient à eux pour le souper. Thomas Picard avait jugé pertinent de convier le maire Garneau, afin de resserrer les liens en ce début d'année électorale.
— Maman, je vais faire ma visite du jour de l'An chez les voisins. Souhaites-tu venir aussi ?
Elle leva la tête, de la farine jusque sur les joues, les cheveux en désordre. Ses mains dans la pâte à tarte, elle demanda en riant :
— Tu parles sérieusement ?
— Hum ! Je pense en effet que tu ferais mieux d'ajourner les visites de voisinage, répondit-il sur le même ton. Je transmettrai tes salutations.
— En précisant que je passerai au cours de la semaine.
Edouard jeta un coup d'œil à Joséphine. La vieille dame se déplaçait avec difficulté entre la table et la cuisinière au charbon, en se dandinant comme un énorme canard. Il y avait bien deux ans qu'il n'était pas venu dans la cuisine faire un brin de causette avec elle.
— Eugénie ira avec toi ? demanda Elisabeth.
— Elle préfère lécher ses blessures d'amour-propre.
— Fais attention de ne pas la blesser, avertit sa mère dans un sourire. C'est difficile pour elle...
— Découvrir que le monde ne tourne pas autour de soi, à dix-neuf ans... Et elle entend bien nous faire partager son désarroi.
Edouard adressa son meilleur sourire à la cuisinière, alla revêtir son paletot, mettre un chapeau de fourrure dissimulant ses oreilles, puis sortit. La rue Scott offrait l'allure de ces cartes de Noël produites aux Etats-Unis, avec la couche de neige immaculée tombée pendant la nuit. Les arbres et les arbustes ployaient sous son poids, tous les sons paraissaient étouffés.
La demeure du notaire Dupire se situait un peu plus bas dans la rue, une grande bâtisse sans élégance disparaissant à moitié sous le lierre. Près de la porte, une plaque de laiton témoignait que cet homme menait ses affaires professionnelles depuis sa maison privée.
Une domestique pâle et maigre vint lui ouvrir. Comme ses visites en ces lieux se produisaient avec une ennuyeuse régularité, elle s'effaça pour le laisser passer en disant:
— Bonjour, Monsieur. Je vais avertir monsieur Fernand de votre arrivée.
Pendant son absence, Edouard enleva son paletot, accrocha son chapeau au mur. Son ami arriva bientôt, la main tendue :
— Tiens, tiens, moi qui pensais justement à aller présenter mes respects à ta famille. Bonne année.
—J'ai eu la même idée. Bonne année, et le paradis avant la fin de tes jours, comme a l'habitude de dire mon oncle Alfred.
— Viens avec moi. Mes parents sont dans le salon.
Un instant plus tard, le jeune homme posa les
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