La belle époque
jusqu'au 2 janvier, prenons un verre ensemble à la santé de notre entreprise et de toutes les personnes qui la font prospérer.
Le commerçant leva son verre. Lui et Fulgence, dans les locaux administratifs du troisième étage, avait pris un petit acompte sur les festivités. Certains employés levèrent le leur, alors que les autres se trouvaient toujours en ligne devant les quelques comptoirs transformés pour l'occasion en tables de service. Edouard se tenait parmi eux. Quand son tour vint, Ovide Melançon lui tendit un verre en disant :
— Bonne année, patron.
— Bonne année. Mon père t'utilise dans toutes les circonstances : lanceur de pierres, serveur... Y a-t-il des choses que tu ne saches pas faire ?
—J'y penserai, et je vous donnerai la réponse à l'Epiphanie.
Le garçon entreprit de passer par chacun des petits groupes d'employés formés spontanément, afin de présenter ses meilleurs vœux. Les hommes eurent droit à une poignée de main virile, les plus jeunes d'entre eux à une tape dans le dos ou sur l'épaule. Si les dames d'un certain âge reçurent aussi une poignée de main, les jeunes vendeuses se firent donner des bises sonores sur les joues et les plus jolies un compliment appuyé.
— Mademoiselle Fafard, déclara-t-il à l'une d'elles dont les yeux pétillaient, vous resplendissez.
— Vous n'êtes pas mal non plus, rétorqua-t-elle, provoquant l'hilarité de ses compagnes. Vous avez une petite amie?
— Je suis trop jeune pour cela...
— Mais vous aurez dix-huit ans, si vous ne les avez pas déjà, ricana une autre.
Dans les milieux ouvriers, les personnes de son âge occupaient un emploi depuis longtemps. Seule une minorité de privilégiés allaient encore à l'école.
— Quand vous serez plus grand, faites-moi signe, s'aventura la demoiselle resplendissante.
Un unique verre de vin ne pouvait rendre une vendeuse aussi audacieuse. Dans l'après-midi, Edouard avait bien vu des employés tirer de leur poche une petite flasque, et tenir des conciliabules discrets. Un autre jour de l'année, cela valait un congédiement immédiat, mais à la Saint-Sylvestre, feindre la cécité convenait mieux.
— Mon papa m'interdit absolument de faire des signes de ce genre à ses employées.
— Et vous faites toujours ce que papa dit? continua-t-elle avec une œillade appuyée.
— Quand ce sont d'excellents conseils, oui, toujours.
Sur ces mots, il se dirigea vers un autre groupe de personnes. Son père faisait de même à l'autre bout de l'immense rez-de-chaussée, avec une réserve plus en harmonie avec son statut.
Lentement, par petits groupes, les employés quittèrent les lieux par une porte dérobée afin de rejoindre leur famille. Vers sept heures, les retardataires furent gentiment poussés dehors. Le père et le fils se retrouvèrent bientôt seuls. Un instant, ils regardèrent les bouteilles vides, les verres abandonnés un peu partout, les taches de vin sur le plancher, et peut-être aussi sur certains des objets à vendre.
— Tu ne comptes pas sur moi pour faire le ménage, j'espère ? demanda Edouard.
— Une équipe viendra demain.
— Le jour de l'An ?
— Pour certaines personnes, une journée de salaire de plus fait une différence. Je vais chercher nos manteaux et nos couvre-chaussures dans mon bureau. Monte au sixième et redescends en t'assurant que toutes les lumières sont éteintes.
Une quinzaine de minutes plus tard, ils se trouvaient devant une petite porte donnant sur la rue DesFossés. Tout en se dirigeant vers la rue de la Couronne dans le but de trouver un fiacre, Edouard confia :
— Une vendeuse un peu pompette m'a fait des avances, tout à l'heure.
— ... Qu'as-tu répondu? demanda Thomas tout en lui jetant un regard en coin.
— Que papa ne voulait pas. Je me suis senti un peu idiot...
— Crois-moi, si tu veux avoir des ennuis, fricote avec une employée. Le moyen est infaillible.
Ce fut au tour du garçon de regarder son père à la dérobée, pour demander en murmurant :
— Tu as déjà...
L'audace lui manqua pour compléter la question. Son père poursuivit après une longue hésitation :
— En fait, oui. Ta mère, je parle d'Alice, a été longtemps alitée. Je ne te donnerai aucun détail, mais j'aurais pu tout perdre. Aussi, le jour ou cela te démangera trop, il y a des maisons pour cela. Mais les
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