La Cabale des Muses
corde, prit une demi-longueur d’avance. Il raccourcit son temps de suspension de façon à harmoniser leurs violons pour leur satisfaction propre et le bien-être de leurs cavaliers.
Au franchissement d’un pont de bois sonore, ils changèrent de pied et relancèrent un galop à gauche. Leurs souffles conjugués, rauques et francs, évoquaient l’ahan d’une forge.
Le mouvement de balancier tête-encolure qu’accompagnaient les hommes, les poings appliqués sur le garrot, l’engagement des postérieurs, l’impulsion tonique étaient synchronisés.
Le plus court chemin entre deux points étant la qualité de la route (chaussée, intempéries, sécurité), leur instinct leur disait qu’en ce début de juillet 1673, ils réaliseraient une de leurs meilleures performances, qu’on serait satisfait de leur loyauté et qu’ils en seraient récompensés. Le soir, quelques poignées d’avoine, un trognon de chou ou une pomme craquante agrémentaient en général la ration ordinaire. Ce sur quoi lorgnaient leurs malheureux compagnons d’écurie, asservis à des tâches moins honorifiques.
Sentant son cavalier se raidir, l’étalon bai revint au pied droit qu’il privilégiait aussi, signifiant la manœuvre à son alter ego par un court bronchement.
Dès la première heure de voyage à la sortie de Paris, les deux hommes préoccupés leur avaient laissé – sans manquer de main à l’occasion – la bride sur le cou, et c’est eux qui géraient au mieux leurs efforts, en missionnaires chevronnés de huit ans. Une longue descente faillit les désunir à cause des ravines obliques qui coupaient la route à des écarts irréguliers. Mais sur le plat, ils se récupérèrent et ralentirent un peu.
Un clocher aigu perça la piste jaune coquille, poussa, grandit tout au long de la montée suivante, rectiligne. La dernière bosselure dévoila un hameau tout pelotonné autour de son église qu’ils traversèrent en trombe, heureux d’entendre ricocher le tonnerre de leurs sabots ferrés entre les murs de pisé, affolant au passage quelques stupides volailles, fâchant un vieux chien boiteux.
Ils filèrent vers un moutonnement de cimes en camaïeu de vert bleuté.
Le cavalier de Granit, le bai cerise, était un lieutenant de l’armée royale, estafette empressée et peu loquace ; l’autre, un quidam du même âge et du même poids, presque aussi maître de l’art équestre, à l’assiette quasi irréprochable. C’était un plaisir d’avoir à collaborer avec des gaillards habiles, souples et respectueux qui ne vous tirent pas sur la bouche à tout bout de champ et ne vous imposent pas des contraintes inutiles, dans l’unique but de rappeler la supériorité de l’homme. Un étalon consciencieux ne remplit jamais aussi bien sa fonction que lorsqu’il travaille en confiance et peut gouverner la course à sa guise avec ses aléas et ses embûches. Car qui pose les fers entre les nids-de-poule, évite les pierres instables, teste les sols, dépiste les bourbiers invisibles et les ronces serpentines aux fouets sournois ? Une main trop ferme ou trop nerveuse et un éperon rageur sont bons pour les rosses et les carnes qui n’entendent rien au métier spécifique des long-courriers aux beaux efforts prolongés.
Le soleil déclinait à senestre avec une lenteur estivale, cependant, il leur restait au moins quatre heures de jour. Certes, la chaleur était forte et piquante, mais la petite brise d’ouest alliée à la vitesse les rafraîchissait en évaporant les sueurs.
Il est à remarquer que les humains supportent moins aisément les ardeurs de l’été. Mais pourquoi aussi se harnachent-ils de la sorte pour confiner les eaux sous plusieurs couches de toile épaisse et de cuir ? Voire de métal !
D’ailleurs, ces deux-là souhaitèrent s’octroyer une petite pause à mi-parcours. Du galop simple, on ralentit jusqu’au trot enlevé, puis au pas. Les muscles des poitrails et des jambes continuèrent à frémir. L’un après l’autre, ils secouèrent leurs longues crinières claires et se mouchèrent.
L’ombre clairsemée d’un bosquet, havre qui préfigurait une forêt tapie à l’horizon, les attira. Ils s’y dirigèrent sans être contrariés. Les deux compagnons sautèrent au sol pour libérer le long des troncs un besoin pressant. Pourquoi, à l’instar des chiens, un repère vertical leur était-il nécessaire ? En se cambrant, les chevaux les imitèrent sur place, les quatre membres
Weitere Kostenlose Bücher