La campagne de Russie de 1812
!
Cependant,
Alexandre se méprend sur les mobiles qui poussent Napoléon
à ne pas traiter son adversaire en vaincu. Il ne voit dans
cette modération et ce désintéressement que
l'orgueil d'un parvenu noblaillon nommé Buonaparte ,
qui ose parler d'égal à égal avec le tsar de
toutes les Russies. Alexandre écrira d'ailleurs à sa
mère, l'impératrice douanière Maria Feodorovna,
veuve de Paul Ier, « Avec tout son génie, Napoléon
a un côté vulnérable : la vanité, et je me
suis décidé de faire le sacrifice de mon amour-propre
pour le salut de l'Empire. » Peut-être était-ce
simplement là une manière d'excuse destinée à
apaiser à l'avance la tsarine horrifiée à l'idée
que son fils pourrait entretenir des relations amicales avec celui
qu'elle nommait avec haine le Corsicain ! Quant à
Napoléon, il décrira Alexandre comme « un
fort beau et bon jeune homme, ayant plus d'esprit qu'on ne le pense
communément ». Il précisera même :
« C'est un héros de roman. Il a toutes les manières
d'un des hommes aimables de Paris. »
Le lendemain, à
l'issue de la deuxième entrevue, on estime que les
conversations peuvent difficilement se prolonger sur ce radeau
flottant, si fleuri soit-il. Aussi, afin de ménager la
susceptibilité d'Alexandre, Napoléon décide de
neutraliser le bourg prussien de Tilsit où, seuls, demeureront
les deux empereurs, leurs états-majors et leurs Gardes
respectives.
Napoléon,
après avoir accueilli son hôte avec tous les honneurs
possibles – coups de canon, vivats, et présentation des
troupes –, conduit Alexandre à sa demeure en lui
annonçant :
– Voilà
la maison de votre Majesté.
– Sire,
réplique le tsar, permettez-moi de parcourir jusqu'au bout la
rue, pour voir toute la Garde que je trouve superbe !
Pendant que les
deux empereurs prennent ensemble leur repas, la Garde impériale
reçoit à dîner la Garde russe. « Il
fallait voir nos cuisiniers bien poudrés, en tabliers blancs
pour servir, racontera le futur capitaine Coignet, encore sergent à
cette époque ; on peut dire que rien n'y
manquait. Nous plaçâmes nos convives à table,
entre nous, et le dîner fut bien servi. Voilà la gaieté
qui se fait parmi tout le monde !... Ces hommes affamés ne purent se contenir ; ils ne connaissaient
pas la réserve que l'on doit observer à table. On leur
servit à boire de l'eau-de-vie ; c'était la boisson du
repas et, avant de la leur présenter, il fallait en
boire, et leur présenter le gobelet en fer-blanc qui contenait
un quart de litre, son contenu disparaissait aussitôt, ils
avalaient des morceaux de viande gros comme des œufs à
chaque bouchée. Ils se trouvèrent bientôt gênés
; nous leur vîmes signe de se déboutonner, en en faisant
autant. Les voilà qui se mettent à leur aise ; ils
étaient serrés dans leurs uniformes par des chiffons
pour se faire une poitrine large ; c'était dégouttant à
voir tomber ces chiffons. Il nous arrive deux aides de camp, un de
notre Empereur et un de l'empereur de Russie, pour nous prévenir
de ne pas bouger, que nous allions recevoir leur visite. Les voilà
qui arrivent ; d'un signe de la main, notre Empereur dit que personne
ne bouge ; ils firent le tour de la table, et l'empereur de Russie
nous dit :
– Grenadiers,
c'est digne de vous ce que vous avez fait.
« Après
leur départ, nos Russes, qui étaient à leur
aise, recommencèrent à manger de plus belle... Nous
voilà à les pousser en viande et en boisson, et comme
ils ne pouvaient plus manger tant de rôtis servis sur la table,
que font-ils ? Ils mettent leurs doigts dans leur bouche, rendent
leur dîner en tas entre leurs jambes, et recommencent comme de
plus belle. C'est dégoûtant à voir de pareilles
orgies ; ils firent ainsi trois cuvées dans leur dîner.
Nous reconduisîmes le soir ce que nous pûmes emmener ;
une partie resta dans ses vomissures sous les tables... »
Entre les deux
souverains en train de se partager l'Europe – c'était
alors le monde – se joue une véritable amourette. On les
rencontre. le soir, se tenant tous les deux par le bras tout en
parlant de choses sérieuses. Napoléon propose à
l'empereur de Russie de lui donner la Pologne prussienne,
c'est-à-dire tout le territoire s'étendant entre le
Niémen et la Vistule. Par pudeur vis-à-vis de son
allié, Alexandre n'ose pas accepter. Les projets n'en
bouillonnent pas moins... La Russie aurait l'Orient, la France
l'Occident ! On parle
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