La campagne de Russie de 1812
se rendre à l'évidence
; les entretiens de Tilsit ont fait une détestable impression
parmi toutes les classes du pays, des plus hauts digni taires
« jusqu'au gratte-papiers les plus ignares ».
Comment le « Petit Père » a-t-il pu
serrer dans ses bras « l'Antéchrist » ?
Selon un ami du tsar, le comte Worontzov, ceux qui avaient signé
le traité de Tilsit auraient dû, à leur retour,
en guise de dérision, « monter sur des ânes »...
On le prédit, l'adhésion du tsar au blocus continental
ruinera le pays ! En cinq années, les exportations russes à
destination de l'Angleterre avaient rapporté soixante-quinze
millions de roubles au Trésor. De ce fait, le budget de l'État
avait augmenté de plus d'un tiers.
Qu'allait-il se passer à l'avenir, lorsque la Russie
appliquerait le blocus ? Aussi, comme nous le dit Henri Troyat, pour
l'élite de Saint-Pétersbourg, « l'ennemi ce n'est pas la France, c'est l'empereur des
Français ». Toute la société parle le
français et les pièces sont jouées en langue
françaises dans les théâtres publics et privés.
Nombreux sont en effet les hôtels particuliers possédant
leur propre salle de spectacle. Le tsar n'écrivait qu'en
français et l'on cite comme un cas exceptionnel celui de la
Grande Duchesse Catherine qui connait « à merveille
la langue russe ».
Napoléon
commet la maladresse de choisir pour le représenter à
Saint-Pétersbourg le général Savary, celui-là
même qui avait participé à l'exécution du
malheureux duc d'Enghein. Dans le fossé de Vincennes, le
condamné avait demandé un prêtre, et Savary, du
haut du pont enjambant les douves, avait ordonné : « Pas
de capucinade !... » Puis il avait ajouté :
« Adjudant, commandez le feu. » Tous ces
détails sont connus à Saint-Pétersbourg. Si
Alexandre traite l'ambassadeur français avec courtoisie, la
famille impériale, ainsi que toute la société
russe considère le « haut gendarme » de
Napoléon comme un pestiféré. Lui succède
fort heureusement le grand écuyer, le général
marquis de Caulaincourt, duc de Vicence, qui avait refusé à
plusieurs reprises l'ambassade de France. La raison ? Il ne voulait
pas s'éloigner de Mme de Canisy, sa bien chère et
séduisante maîtresse. Le duc fait la conquète
d'Alexandre, et voici Caulaincourt lui-même sous le charme, ne
percevant pas le double jeu mené par le tsar. La société
russe, en dépit de la table savoureuse de l'ambassadeur, le
critique et rappelle que lui aussi a trempé dans l'arrestation
du duc d'Enghien. Ce qui est excessif : il avait simplement été
chargé par le Premier consul d'expliquer au margrave de Bade
les raisons de l'intrusion des troupes françaises sur son
territoire pour enlever le petit-fils du prince de Condé.
Lorsqu'il avait appris l'exécution du prince, on l'avait
entendu soupirer :
– Ah !
pourquoi faut-il que j'aie été mêlé à
cette funeste expédition ?
Si le tsar a
accueilli chaleureusement le nouveau représentant de la
France, Caulaincourt – il le constatera avec tristesse –
sera intiment moins bien traité par les ministres d'Alexandre.
La capitulation du général Dupont à Baylen et
celle de Junot au Portugal prouvaient que l'Empire napoléonien
pouvait comporter des failles... Et, bientôt, Napoléon
sent que l'alliance avec la Russie chancelle. Il lui faut reconquérir
Alexandre ! Pour avoir les mains libres en Espagne, dressée
tout entière contre l'envahisseur, l'Empereur doit retrouver
l'amitié du tsar, le « fort beau et bon jeune
homme » de Tilsit. Il faut donc organiser une nouvelle
entrevue. Ne pourrait-on pas se réunir à Erfurt à
la fin du mois de septembre 1808 ? L'alliance russe reformée,
l'Angleterre serait assurément chassée de la péninsule
Ibérique et enfermée dans son île ! Napoléon
pourrait rappeler ses forces qui se trouvent encore en Allemagne et
la tourner vers l'Espagne, afin de remettre une nouvelle fois son
frère Joseph – le malheureux don José Primero –
sur le trône des Bourbons.
L'empereur a de
vastes projets qui donnent le vertige : partager la Turquie avec la
Russie et porter la guerre jusqu'aux Indes ! Pour les réaliser,
Napoléon compte sur la présence de Talleyrand à
Erfurt, et lui remet toute la correspondance échangée
avec Caulaincourt. « En peu d'heures, écrit le
prince de Bénévent. il me mit au courant des affaires
qui s'étaient faites à Saint-Pétersbourg, et je
ne m'occupais plus que
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