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La canne aux rubans

La canne aux rubans

Titel: La canne aux rubans Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Grangeot
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sorte de soupe à
base de mauvaise farine, une colle de couleur marron à la surface couverte de
points noirs. Mon père m’interroge :
    — Qu’as-tu fait aujourd’hui, toi ?
    J’ai le malheur de répondre sans réfléchir :
    — Pas grand-chose papa.
    Mon père m’attrape par les revers de mon treillis, me
soulève, me lâche à terre et m’envoie une paire de gifles à m’en décoller la
tête. Il hurle :
    — Toi, tu ne feras jamais rien.
    Je suis assommé. Je reste au sol. Nos yeux se croisent. À
cet instant précis je défie son regard ; puis me relève en m’accrochant à
l’angle de la table. Cette phrase me coupe en deux, comme si une hache me fendait
de haut en bas. Je ne le hais même pas, mais ma décision est prise : je
pars.
    Ma mère me prie de m’asseoir. Elle sert la fameuse soupe. Je
la mange parce que j’ai faim. Puis, sans rien dire, je vais me coucher.
    Cette nuit-là je ne dors pas. J’entends l’horloge de
l’église égrener une à une les heures, et au troisième tintement, je me lève
sans faire de bruit. Passant mes vêtements, je garde mes galoches à la main,
puis m’empare de mes pauvres sous économisés un à un et sors dans la rue pour
me chausser. Le chat blanc du boulanger vient se frotter à moi comme pour me
dire au revoir.
    Je parcours près de soixante kilomètres jusqu’à Tours,
évitant les gros bourgs où on connaît mon père. Chez un boulanger, j’achète
trois livres de pain que j’engloutis en trois fois. Je me sens le cœur un peu
lourd, pas très fier de ma liberté relative, mais tout de même heureux de
prouver à mon père son injustice. L’image de ma mère me revient comme des coups
de vent. Je ne l’oublierai pas. Dès que je pourrai, je lui enverrai une bonne
partie de mon futur salaire.
    À Tours ma première visite est pour la Cayenne, place
Saint-Clément dans la maison des compagnons où la Mère me reçoit. Une surprise
m’attend. Elle me remet un télégramme de mon père exigeant que je l’attende là.
    La panique s’empare de moi. Le Premier de la Ville, soit le
chef élu de la Cayenne, me sermonne. La Mère m’apporte un gros plat de pommes
de terre au lard. Je ne mange pas, je dévore. Mais ma décision est prise. Sous
prétexte d’aller faire un tour je quitte la ville et me dirige sur Druye, à
côté d’Azay-le-Rideau où je sais qu’on construit une école.
    Voulant que ma mère ne s’inquiète pas, je lui poste, avant
de quitter Tours, une lettre pleine d’affection lui demandant instamment de ne
pas me faire rechercher, et lui promettant de lui donner sous peu d’autres
nouvelles. Il n’y a pas un mot pour le reste de la famille.
    Vingt-cinq nouveaux kilomètres à pied ne m’effraient pas.
J’arrive le lendemain vers midi au chantier où je suis embauché immédiatement.
Mon singe ne me demande pas mon âge, tant je suis grand, fort et musclé.
    J’apprécie le fait de travailler comme un homme, d’avoir des
camarades autour de moi, d’être libre.
    Les heures et les jours rythment le temps. Tout m’intéresse.
Je sens bien que mon singe me donne quelques responsabilités qui déplaisent à
un jeune apprenti dit Bourguignon, le fils d’un singe de Clermont-Ferrand. Le
soir j’étale mes croquis et dessins et propose de lui expliquer comment l’on
procède. Il se prend au jeu et quitte l’attitude un peu hostile qu’il avait au
début pour devenir un bon camarade.
    Un samedi soir, je lui suggère que nous partions le
lendemain pour Azay-le-Rideau.
    — Pourquoi faire ? me demande-t-il très étonné.
    Nous verrons un pur chef-d’œuvre du début de la Renaissance.
Là il y aura beaucoup à regarder, comprendre et croquer.
    — Tu as sûrement raison, mais je ne voudrais pas
manquer la messe dominicale.
    Un instant surpris par cette réponse, je m’efforce de ne pas
le choquer et ajoute avec un sourire :
    — En partant tôt nous pourrons faire chacun sur place
ce qui nous chante.
    Le dimanche suivant, par un beau temps de juin, nous
accomplissons d’un bon pas la douzaine de kilomètres qui nous sépare
d’Azay-le-Rideau.
    En route, nous parlons peu et je me mets à penser à mon
père. Ma colère à son endroit est passée. Je constate qu’à bien réfléchir, le
drame vécu m’a offert la liberté. Est-ce que sans ces mots terribles gravés en
moi je me serais décidé à quitter le toit familial ? Restant sur place,
j’aurais continué mes petits travaux, aidant mon père ou un

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