La canne aux rubans
beaucoup.
Blois prend le vicaire à bras-le-corps, le secoue
violemment, le soulève de terre en le reposant durement sur la table d’office.
Il lui hurle aux oreilles :
— Mon sale bonhomme, si vous continuez à emmerder mon
fils injustement je vous pends au sommet du chapiteau, afin que vous
contempliez tout à votre aise les figures obscènes dont vous rêvez avec vos
yeux de malade. L’église n’est pas votre propriété, mais celle de tous. Chacun
a le droit d’y pénétrer, croyant ou pas. Tenez-vous le pour dit.
Je me sauve et j’observe de loin mon défenseur tout excité
et furieux qui se calme lentement. Sur la petite place, il hésite sur la
direction qu’il va prendre. Puis d’un pas décidé se dirige vers la maison de
Monsieur Bouzy.
L’instituteur vient lui ouvrir.
Sous la fenêtre ouverte j’écoute la conversation.
— C’est une surprise. Entrez donc. Pardonnez le
désordre sur ma table. Je corrige les devoirs des enfants. Que puis-je faire
pour vous ?
— Je viens savoir ce que vous pensez de mon fils,
Monsieur Bouzy. Il y a des choses que je comprends mal.
L’homme est de petite taille, assez rondouillard, chauve. Il
porte lorgnon sur le bout du nez.
— Adolphe, un gentil garçon, physiquement plus grand
que son âge, fort comme un Turc. On lui donnerait douze, treize ans.
— Mais en classe, apprend-il bien ?
— Il a une intelligence, je dirai même… bien au-dessus
de la moyenne. Il faudrait qu’il puisse poursuivre ses études, il le
mériterait. Voilà un garçon qui a de très grandes facilités. On n’a pas besoin
de lui expliquer deux fois, il comprend immédiatement. Il est fort en
mathématiques, en calcul, en dessin ; en revanche, il a de petites
faiblesses en français… mais rien de grave.
— En somme vous êtes relativement content de lui,
Monsieur Bouzy ?
— Oui, très satisfait.
— Alors pourquoi se retrouve-t-il parmi les
derniers ?
L’instituteur fait la moue, retire son lorgnon d’une main.
De l’autre, il tapote sur la table. Blois se tait et attend.
— C’est que, répond-il très gêné, en tant
qu’instituteur je note ; mais Monsieur le vicaire regarde aussi les
cahiers…
— Et met son grain de sel, coupe Blois.
— Bien sûr. Je ne devrais pas vous le dire… mais ça
arrive qu’il juge différemment que moi.
— Je comprends ce que vous n’osez avouer. À mon sens
l’école chrétienne n’a pas le droit de regard sur l’école publique de la
République, Monsieur Bouzy ?
— Évidemment, évidemment, mais n’oubliez pas que le
prince de Chalais me fait porter le bois pour le chauffage et quelques
fournitures scolaires. La République n’est pas assez riche, que voulez-vous. Et
puis je dois vous le dire, Adolphe et quelques autres garnements rossent les
enfants de l’autre école. Ceux-ci sont des gosses de bourgeois, de commerçants
et cela ne plaide pas en sa faveur. De plus, j’ai cru comprendre que votre fils
n’était pas baptisé.
— Ah ! vous aussi vous me jetez cet argument à la
tête, gronde Blois. Je tiens à ce qu’Adolphe soit noté selon ses résultats.
S’ils sont mauvais il aura affaire à moi. J’ai la main leste et il le sait. Je
ne réclame que la justice sans discrimination entre un calotin et un non
baptisé, entre un républicain et un monarchiste. C’est tout ce que je voulais
savoir et vous dire Monsieur Bouzy. Merci de m’avoir reçu. À vous revoir.
J’ai juste le temps de me glisser sous une porte cochère et
de laisser passer mon père qui marche droit comme un i.
Il est temps, je crois, que je vous parle de ma mère. Elle
représente pour moi la poutre maîtresse de la famille, l’élément modérateur et
compensateur des colères de mon père. Nous nous réfugions contre elle mes
sœurs, mon frère et moi après les tempêtes. Un mot doux, un câlin, une caresse
effacent momentanément un coup de gueule, une gifle, une punition. Jamais elle
ne nous soutient contre son mari, mais sa voix douce efface nos chagrins.
Quelquefois nous la trouvons en train de pleurer doucement. Nos bouches
embrassent ses larmes salées. Notre seule présence fait poindre un sourire un
peu triste sur son visage. Elle nous aime tous d’un amour égal et chaud, mais à
ses yeux je suis son « grand », le premier arrivé, le plus fort,
celui qui ressemble le plus à son époux. Elle sent peut-être en moi ce désir de
lutte pour la vie, ce besoin de justice, cette
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