La case de L'oncle Tom
convainquirent que l’association ne pourrait durer. Posséder un troupeau de sept cents êtres humains, sans les connaître personnellement, sans y prendre un intérêt individuel ; les voir achetés, vendus, parqués, nourris, dressés à une précision militaire, exploités comme autant de bêtes à cornes ; – le problème, sans cesse renaissant, d’en obtenir tout le travail possible en réduisant le plus possible les jouissances les plus communes de la vie ; la nécessité de surveillants, de commandeurs ; l’indispensable fouet, premier, dernier et unique argument : – tout cela m’était nauséabond ; et quand je pensais à l’estime que faisait ma mère d’une pauvre âme humaine, oh ! alors, c’était effroyable !
« Qu’on ne vienne pas me dire que les esclaves jouissent de cet état de choses ! je n’ai pas la patience d’entendre les incroyables sottises que débitent quelques-uns de vos protectionnistes du Nord, dans leur zèle à justifier nos péchés. Nous savons à quoi nous en tenir. Oser prétendre qu’un homme vivant peut se complaire à travailler tous les jours, depuis l’aube jusqu’à la nuit, sous l’œil constant d’un maître, sans pouvoir se permettre un seul acte de sa volonté propre, sans cesse appliqué à la même fatigante et stérile besogne, le tout pour deux pantalons et une paire de souliers par an, et juste assez de nourriture et d’abri pour le maintenir sur pied : c’est par trop abuser aussi de la parole ! Un homme qui soutient que des créatures humaines peuvent, en général, s’accommoder de cette façon de vivre tout aussi bien que d’une autre, mérite d’en essayer. Pour mon compte, j’achèterais le misérable, et le mettrais à la tâche, sans le moindre remords.
– J’avais toujours supposé, dit miss Ophélia, que vous autres gens du Sud approuviez ces choses, et les croyiez justifiées par la sainte Écriture.
– Mensonges ! nous n’en sommes pas encore réduits là. Alfred, qui est un despote des plus déterminés, n’a jamais eu recours à ce genre de défense. Non ; dans son orgueil il se tient de pied ferme sur ce bon, vieux et respectable terrain, le droit du plus fort . Il dit, avec assez de justesse, à mon sens, que le planteur américain ne fait, sous une autre forme, que ce que l’aristocratie et les capitalistes font en Angleterre pour les classes inférieures : à savoir, les approprier , os et chair, âme et corps, à leur usage et convenance. Il défend son système et le leur au moins d’une façon logique. Il dit qu’il ne peut y avoir de haute civilisation sans l’esclavage des masses, nominal ou réel. Il faut (toujours selon lui) une classe subalterne, adonnée aux travaux physiques et bornée à la vie animale, afin de ménager à la classe supérieure des richesses et du loisir pour se cultiver, développer son intelligence, et devenir l’âme dirigeante des infimes. Il raisonne ainsi, parce que, comme je vous l’ai dit, il est né aristocrate ; moi, je n’en crois rien, parce que je suis né démocrate.
– Comment comparer deux choses si différentes ? reprit miss Ophélia. Le travailleur anglais n’est ni acheté, ni vendu, ni séparé de sa famille, ni fouetté.
– Il dépend autant de celui qui l’emploie que s’il lui était vendu. Le planteur peut faire mourir l’esclave réfractaire sous le fouet ; le capitaliste peut l’affamer. Quant à la sécurité de la famille, il est difficile de décider lequel vaut le mieux, de voir vendre ses enfants, ou de les voir mourir de faim au logis.
– Mais, prouver que l’esclavage n’est pas pire que tel autre abus, ce n’est pas le justifier.
– Ce n’est pas non plus ce que je prétends faire ; je dirai même que notre violation des droits humains est la plus audacieuse et la plus flagrante. Acheter un homme comme on achèterait un cheval, examiner ses dents, faire craquer ses jointures, essayer son pas, et le payer à beaux deniers comptants, autoriser des spéculateurs, des nourrisseurs, des marchands, des courtiers, à brocanter d’âmes et de corps humains, – c’est traduire aux yeux du monde civilisé, sous sa forme la plus saisissante, ce qui n’est au fond que la même chose, la confiscation d’une classe au profit de l’autre, sans grand souci du bien-être de la classe confisquée.
– Je n’avais jamais envisagé la question de ce point de vue.
– Eh bien, j’ai voyagé quelque peu en Angleterre,
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