La case de L'oncle Tom
un vieux Romain, énergique, droit, doué d’une âme noble et d’une volonté d’acier. Votre père s’établit dans la Nouvelle-Angleterre pour régner sur des rocs, des pierres, et forcer la nature de pourvoir à son existence ; le mien s’établit dans la Louisiane pour régner sur des hommes, des femmes, et les forcer de pourvoir à sa vie.
« Ma mère, poursuivit Saint-Clair se levant, et s’arrêtant à l’autre bout de la chambre devant un portrait, qu’il contempla avec une vénération fervente, ma mère était divine ! Ne me regardez pas ainsi ! – Vous savez ce que je veux dire. Elle pouvait être de race mortelle, mais jamais je n’ai pu découvrir en elle une trace de faiblesse humaine ou d’erreur ; et tous ceux qui se la rappellent, esclaves ou hommes libres, serviteurs ou amis, en disent autant. Eh bien, cousine, depuis des années cette mère s’est dressée, seule, entre moi et l’abîme d’une complète incrédulité. Elle était une incarnation de l’Évangile ; une preuve vivante de sa vérité, un être inexplicable et inexpliqué, autrement que par la foi. Ô mère ! mère ! » dit Saint-Clair, joignant les mains avec transport : puis, réprimant son émotion, il revint s’asseoir sur l’ottomane et continua :
« Nous étions jumeaux mon frère et moi. On prétend que les jumeaux doivent se ressembler ; nous, nous différions de tous points. Il avait les yeux noirs et ardents, des cheveux d’ébène, un profil romain très-accentué, un teint brun et robuste. J’avais les yeux bleus, les cheveux blonds, la ligne grecque, le teint blanc et délicat. Il était actif et observateur ; j’étais rêveur et indolent. Généreux envers ses amis et ses égaux, il était orgueilleux, dominateur, arrogant avec les inférieurs, et impitoyable pour tout ce qui prenait parti contre lui. Tous deux nous avions le respect de la vérité : lui, par hauteur et par courage ; moi, par amour de l’idéal. Nous nous aimions comme s’aiment les garçons, par accès et par éclipses. Il était le favori de mon père ; j’étais celui de ma mère.
« J’avais sur tous les sujets possibles une sensibilité maladive, une intensité de sensations, que mon père et mon frère ne comprenaient pas le moins du monde, et avec lesquelles ils ne pouvaient sympathiser. Il en était autrement de ma mère. Quand je m’étais querellé avec Alfred, et que mon père me regardait d’un œil sombre, j’avais coutume d’aller la trouver dans sa chambre, et de m’asseoir près d’elle. Je me rappelle son attitude, ses joues pâles, ses yeux profonds, doux et sérieux, ses vêtements blancs ; – elle portait toujours du blanc, – et je pensais à elle quand je lisais, dans l’Apocalypse, la description des saints revêtus de robes de fin lin d’une blancheur éblouissante. Elle avait du génie pour beaucoup de choses, mais surtout en musique. Souvent assise devant son orgue, elle jouait les beaux et majestueux airs de l’Église catholique ; elle les chantait de sa voix d’ange ; et j’appuyais ma tête sur ses genoux, je pleurais, je sentais, je rêvais, – sans bornes ni mesure, – des choses pour lesquelles je n’avais point de mots.
« En ces jours-là, cette question de l’esclavage n’avait jamais été soulevée, discutée, comme maintenant. Personne n’y voyait de mal.
Mon père était né aristocrate. Je me figure que, dans quelque préexistence, il avait occupé un haut rang parmi les esprits qui composent la hiérarchie céleste, et qu’il en avait gardé l’orgueil ; tant cet orgueil de cœur était inné et incarné en lui, quoiqu’il fût originairement d’une famille pauvre et nullement noble. Mon frère était créé à son image.
« Or, un aristocrate, comme vous savez, n’a, dans le monde entier, aucune sympathie humaine, par delà une certaine limite sociale. En Angleterre, cette limite s’arrête à certain point ; dans l’empire Birman à tel autre ; en Amérique, à un autre encore ; mais l’aristocrate de ces divers pays ne la franchit jamais. Ce qui serait abus, détresse, injustice dans sa propre classe, devient dans une autre une froide nécessité. La ligne de démarcation de mon père était la couleur. Jamais il n’y eut homme plus juste, plus généreux parmi ses égaux ; mais il considérait le nègre, à travers toutes les dégradations possibles de nuance, comme un lien intermédiaire entre l’homme et la brute, et
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