La chambre des officiers
petite tape amicale sur le bras en se levant, puis s'en va jeter un oeil sur mes
camarades avant de quitter la pièce en l‚chant un grand soupir.
Il est déjà tard. J'ai décidé de me relever. J'ai mal. J'ai froid de l'intérieur. Je défais un des nombreux lits inoccupés pour me saisir d'une couverture dans laquelle je m'enroule comme un Indien d'Amérique. Je marche dans le couloir en direction des lumières de la rue. Là, à la fenêtre, je trouve naturellement un angle o˘ la vitre, fusionnant l'obscurité profonde de l'hôpital et la lumière des becs de gaz, dessine une image qu'elle me renvoie. Je suis dans ce qu'on appelle une " phase de séchage ï>, je n'ai pas le moindre bandage et je découvre ainsi l'image d'un homme avec au milieu du visage un tunnel aux contours loqueteux. Ce reflet irréel et pourtant vrai ne m'affecte pas; je m'étonne de ne pas avoir envie de pleurer ni de ressentir la moindre angoisse, et je suis d'autant plus surpris .quand mon estomac, consciencieusement, se met à vomir sur la couverture empruntée. Je n'en suis plus à compter les défaites.
Bonnard fait son entrée après la séance de soins du début de l'après-midi Il semble toujours aussi impressionné, à l'aff˚t de détails qui viendraient lui confirmer que c'est bien son ami qui est en face de lui. Il approche sur la pointe des pieds, de peur de réveiller ceux dont on attend fébrilement le retour à la conscience. Il me tend une lettre
- C'est tout ce que j'ai trouvé dans ta boîte.
Je décachette l'enveloppe. Je ne veux pas lui donner une importance inconsidérée. Cette lettre est mon ultime lien avec le monde. De ma main qui ne sert pas à tenir la lettre, je serre l'avant-bras de Bonnard comme si j'étais au bord d'un précipice. Et je lis Cher Adrien,
Le moment que j'ai volé à vos côtés m'a paru bien court, mais d'une délicieuse intensité. J'ai cédé à la profondeur de votre regard, qui donne cette impression de force à votre visage si parfait. Nous avons cédé, j'en suis s˚re, à cette folle journée de mobilisation. Vous connaissez mes engagements et la nécessité qu'a de moi celui auquel je suis liée. Se revoir serait une folie. Il ne faut rien construire sur cet attrait physique partagé mais sans lendemain. Il serait trop cruel de votre part de m'en tenir rigueur.
Pardonnez-moi donc de ne vous laisser aucune adresse et de confier aux soins du hasard de nous revoir un jour. Je n'oublierai pas le visage qui m'a enchantée. Merci de me laisser à mes devoirs. Votre sincère et dévouée, Clémence
Je replie la lettre consciencieusement. Je la pose sur ma petite table de chevet. Je prends mon ardoise d'écolier, ma craie, et j'écris
- Merci de t'être dérangé, cette lettre était importante. Parle-moi de toi, que deviens-tu?
- Je suis affecté au bureau d'études de Bachelot et Roy, une usine d'armement qui fait des f˚ts de canon. J'ai l'impression d'être utile, je participe à l'effort de guerre. Bien s˚r, mon nom ne sera pas inscrit dans les livres d'histoire pour les enfants, mais je fais de mon mieux pour aider le pays. As-tu des nouvelles du front?
Je fais non avec mon index.
- On a eu chaud: les Allemands nous ont fait reculer sur les bords de la Marne. Finalement, on a réussi à les repousser. Il s'en est fallu de peu qu'ils n'entrent dans Paris. Nous avons repris l'offensive maintenant, mais je crains que la guerre ne dure plus longtemps que prévu. Si tout n'est pas terminé avant l'hiver, il faudra attendre au moins le printemps, ou l'été.
Nous sommes dimanche. Bonnard passe le reste de l'après-midi assis à côté
de mon lit. Je ne lui propose pas de petite promenade, je n'ai pas le courage d'affronter le regard d'un homme debout, même si c'est un estropié, c'est encore trop tôt. Je condamne donc Bonnard à me parler pendant tout cet après-midi. Et son agilité dans l'art difficile du monologue me montre une fois de
plus la finesse de son esprit et la qualité de son amitié.
Je me souviens de son go˚t pour la peinture et de ses dons que j'ai pu entrevoir lorsqu'il laissait traîner un dessin ou une aquarelle dans sa chambre d'interne à l'école. Je sais que c'est une passion d'autant plus forte que c'est sa petite main qui peint, alors qu'il s'est obligé à écrire de la main gauche. Il me parle des cubistes, ses maîtres, et m'affirme que cette école ne résistera pas à la violence de l'époque. que lui-même travaille à donner plus
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