Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
La chambre des officiers

La chambre des officiers

Titel: La chambre des officiers Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marc Dugain
Vom Netzwerk:
supérieure et joues, et me voilà au grand air.
    Aux premières lueurs du jour, quand tout
    redevient paisible, que le sommeil a enfin pris le pas sur la douleur de ceux qui souffrent le plus, on vient me chercher. Lycéen, j'avais un professeur de lettres, amateur de mythologie grecque, qui nous racontait souvent l'histoire de Sisyphe. Elle n'avait pas grande signification pour l'écolier que j'étais mais, à chaque veille d'opération, le mythe de l'homme qui roulait sa pierre m'est revenu à l'esprit. La forme de la punition a changé, sa gravité aussi, mais il faut bien qu'elle soit à la mesure des moyens de destruction qui sont devenus les nôtres.
    Je rentre une fois de plus dans les vapeurs d'éther pour en sortir la tête écrasée dans un étau qui se desserre jour après jour, et ça recommence.
    Plus la guerre se prolonge, plus les blessés sont nombreux, plus les doses de morphine postopératoire diminuent, plus on souffre mais moins on en parle - sinon, on ne parlerait que de cela, tant les opérations se succèdent au plus profond des tissus, d'une intimité nerveuse lassée de ces assauts répétés pour des résultats qui, lorsqu'ils sont apparents, relèvent davantage du pl‚trage grossier que de la chirurgie esthétique. On renvoie chez eux des types au visage vaguement rafistolé, superposition d'escalopes de veaux couturées, greffons animés d'une bonne volonté changeante, et il n'est que la position des yeux pour nous convaincre que leurs visages ne sont pas à l'envers. Heureusement, on commence à être approvisionnés en bandeaux. Noirs, blancs, úil droit, oeil gauche, et demi-visages identiques, qu'il s'agisse de masquer le bas ou de dissimuler ce qui s'étend de la lèvre supérieure au front. Il n'y pas d'orifice pour les yeux, dans ces confections standards. Rares sont ceux qui, touchés en haut du visage, n'ont pas laissé leurs globes sur le champ de bataille. Pour les chanceux il suffit de découper un ou deux trous de la taille d'une grosse pièce. Ils ont tout le temps pour le faire.
    En général, le signe du retour à la vie après les opérations, c'est le retour à la table de jeu - un tabouret, en vérité. C'est là qu'on bat la belote. Et la bonne nouvelle, c'est que Weil recommence à parler. Avec une voix d'outretombe, mais il est bien le premier d'entre nous à sortir du mutisme.
    La moins bonne nouvelle, c'est qu'on tente de lui greffer de la peau pour lui reconstituer le nez. La greffe n'est rien en soi, c'est la méthode qui compte. Ils ont retenu la méthode de greffe à l'italienne.
    On fixe le poignet du blessé sur le sommet de son cr‚ne avec une attelle métallique ou un pl‚tre, de façon que son biceps soit en contact avec son nez. Il suffit alors d'inciser la peau du biceps et de la faire adhérer au nez en attendant que la greffe prenne et que la peau revive d'ellemême. La position biceps sur le nez, nuit et jour,
    dure des semaines, des mois, le temps que le petit bout de peau adhère sur le cartilage costal greffé dessous. Cette méthode n'est pas vraiment nouvelle, puisque, paraît-il, deux siècles après Jésus-Christ, on l'employait déjà pour refertiliser des lambeaux de nez. Elle a le grave inconvénient d'immobiliser une main qui devient indisponible pour les cartes. Sans parler du bras qui passe en plein milieu de la figure, accaparant la plus grande partie du champ de vision. Et des douleurs musculaires liées à l'inconfort de la position, aux fourmis qui grouillent dans le bras engourdi et privent Weil de sommeil quand la douleur des autres blessures lui laisse un peu de répit.
    La nuit, lorsqu'il repose, le triangle de son bras attelé ressemble aux contours d'une voile de goélette bretonne rentrant au port sur une mer d'huile.
    Mais Weil est catégorique
    - Je veux un nez, dit-il, et pas un petit nez, un vrai nez de juif.
    Weil ne doute de rien. Je ne sais pas encore très bien quelle est la part de frime dans son personnage, mais il fait un bien considérable à toute la chambrée. Il nous assure qu'avant' une semaine il aura levé la petite infirmière rousse qui ramasse les bassins le matin, partant du principe que le charme n'a rien à voir avec la beauté, et que c'est précisément de sa laideur qu'elle va s'éprendre.
    Une semaine plus tard, il doit confesser son échec.
    - Elle ne me trouve pas assez laid, conclut-il. J'ai pourtant fait ce que j'ai pu.
    Sa greffe sera un échec, le greffon se mettra à pourrir, car les

Weitere Kostenlose Bücher