La chambre des officiers
représentais à ses yeux une sorte d'accomplissement physique qu'il aurait volontiers échangé contre une intelligence moins vive, comme la mienne. Bonnard était une parfaite réussite de l'école de la République, qui avait permis à un fils de cafetier du Périgord de devenir ingénieur, et il souffrait beaucoup du fait que le conseil de révision ne lui avait pas permis de rendre à cette République ce qu'il pensait lui devoir. Il ne porterait jamais l'uniforme d'officier auquel il aurait pu prétendre; on avait préféré l'affecter à un obscur bureau d'études dans une usine d'armement.
Dans ma lettre je lui disais simplement que j'avais été blessé à la tête sans danger pour ma vie, mais que je prévoyais une longue convales cence, raison pour laquelle je lui demandais de
m'apporter un jeu de cartes et des livres dont je lui laissais le choix, n'ayant pour ma part, comme il le savait, aucun go˚t littéraire particulier. Je lui faisais part de mon souhait qu'il reste la seule de mes connaissances parisiennes, ou même provinciales, à savoir o˘ je me trouvais.
Trois séances de canard et de masticateur plus tard, me voilà à la veille de mon opération. Aucun fait majeur ne vient marquer cette journée et demie, si ce n'est l'annonce par le médecin d'une visite prochaine du ministre de la Guerre aux blessés dont je fais partie.
Je dors déjà depuis plusieurs heures d'un sommeil profond, lorsqu'un va-et-vient s'inscrit en toile de fond dans mes rêves. Ce sont de nou veaux blessés qu'on achemine pendant la nuit et qu'on installe dans la chambre.
A l'aube, on me transporte à la salle d'opération et, là, on me rendort à
l'éther.
Lorsque je me réveille quelques heures plus tard, j'ai une forte nausée et des douleurs persistantes qui fourmillent sur la face.
Ils m'ont ôté les bandelettes afin d'empêcher la macération des plaies et deux sangles retiennent mes poignets au pied de mon lit, pour éviter que, dans ma demi-conscience, je ne vienne infecter les cicatrices. Je suis dans le noir. On m'a placé au-dessus de la tête un ch‚ssis en forme de dôme, comme on en trouve dans les jar-dins soignés pour protéger une jeune plantation. La grosse toile qui recouvre l'ensemble me plonge dans l'obscurité.
Je ne retrouve ma pleine lucidité que l'aprèsmidi du lendemain, quand, débarrassé de mon paravent facial, j'ouvre les yeux à la lumière pour apercevoir, à deux autres coins de la salle, deux blessés immobiles, dont l'un r‚le à voix basse, sans force.
C'est le moment que choisit Bonnard pour entrer dans la pièce, main droite dans la poche. Je m'étonne qu'on l'ait autorisé à venir jusqu'à moi et j'imagine que c'est là un traitement de faveur qui cessera lorsque le nombre m'aura replongé dans l'anonymat. Il me voit le premier, détourne son regard pour s'approcher des autres blessés dont il scrute le visage, s'immobilise, se retourne à nouveau vers moi. Alors que je lis l'horreur dans son regard et que je le crois près de repartir en espérant s'être trompé de salle, je lui fais un petit signe de la main. Pendant qu'il s'approche à petits pas gênés, je saisis maladroitement mon ardoise d'écolier et ma craie, et j'écris en grosses lettres: ï< C'est moi mon vieux. " Il s'assied au bord du lit, me prend la main, et se met à pleurer, submergé par un flot de larmes contre lequel la pudeur de notre vieille camaraderie ne peut rien. Comme pour détourner mon attention, il commence à
sortir d'un petit cabas un jeu de cartes et quelques vieux livres. Il a ajouté une plaque de chocolat et un paquet de tabac qu'il rentre aussitôt dans son sac.
- Tu as besoin d'autre chose?
Je lui fais non de la tête et saisis mon ardoise.
- Peux-tu me rendre un dernier service?
- Bien entendu, répond-il, prêt à tout pour m'aider. Tu sais que tu peux compter sur moi. - Une femme a laissé une enveloppe dans ma boîte aux lettres. Peux-tu me l'apporter?
- O˘ est la clé?
- Chez la concierge, dis-lui que tu viens de ma part.
- Je vais m'en occuper, Adrien, je vais m'en occuper. Ne t'inquiète pas.
Je le sens bouleversé. Par l'horreur du spectacle, bien s˚r - encore que j'éprouve une certaine difficulté à imaginer ce qu'il voit -, mais surtout par ce changement dans l'ordre de nos rapports. Sa petite main d'enfant doit lui sembler bien peu de chose, maintenant. Je le sens pressé de mettre fin à cette première visite, à tant de confusion et d'émotion en un si
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