La chambre des officiers
osseuse. J'envisage de vous greffer des os humains. Je suis dans l'attente d'os de nourrissons qui seraient décédés fortuitement. J'ai informé mes collègues, médecins des hôpitaux civils, du caractère pressant de ma requête. Dès que l'un d'entre eux sera en mesure d'y accéder en me fournissant cette " matière première
", si vous me passez l'expression, je pourrai h‚ter la reconstruction de votre m‚choire supérieure. Cela ne se réalisera pas bien entendu en une seule opération, mais nous sommes sur la bonne voie.
A la nuit tombante, la chambre aux hauts plafonds est silencieuse comme à
l'accoutumée. J'appréhende ces nuits agitées, ces cauchemars oppressants qui me réveillent à intervalles réguliers et qui recommencent là o˘ ils s'étaient interrompus, avant que je me rendorme, bercé par le r‚le sourd de mes compagnons qui s'accrochent à la vie sans le savoir.
Les réveils sont encore plus terrifiants, car ils déchirent le voile de l'irréel.
Seul l'éther parvient à réveiller mon odorat..., pour l'endormir aussitôt.
Et le go˚t, qu'on dit venir du palais, s'efface pour toujours devant la soupe de légumes broyés qu'on m'entube jour après jour. J'ai la sensation que toute ma personne est désormais organisée autour de ce trou, de cette béance qu'on ne sait combler. Seuls les bois de cerfs repoussent après la tombée. Et lorsqu'on en est au point de joindre la lèvre inférieure au bout d'un nez qui n'a plus de cloison, on est incapable d'imaginer comment on pourrait donner forme à ces guenilles.
Je rêve de Clémence chaque nuit. Le jour, je me défends d'y penser, de raviver son souvenir et encore moins d'imaginer son avenir. Ce qui différencie l'animal de l'homme, c'est que l'animal ne fait aucune place au futur. Dans mon cas, ce serait une commodité. Mais le présent n'apporte aucun soulagement non plus.
Je n'ai pas encore le go˚t de lire les histoires des autres, de me plonger dans la trame de leurs vies, alors que la mienne me paraît si chahutée.
Tandis que mes compagnons luttent pour le retour à la conscience, je joue aux cartes, seul; je fais les patiences que mon grandpère m'a apprises. De temps en temps, je fais une pause dans mes réussites pour observer les autres et, dans le silence de cette grande chambre, je ne vois que leurs poitrines se soulever au rythme de leur respiration.
La nuit est tombée depuis plusieurs heures. Le chirurgien entre dans la salle. Il est seul et sa démarche est plus lente qu'à l'habitude. II tire un tabouret à lui pour s'asseoir. Il se penche sur moi, examine rapidement les plaies.
- On progresse, Fournier, on progresse. Vous êtes hors de danger. Je pense que vous vous en doutiez, non? Maintenant, il nous reste ce trou. Mon problème, c'est comment arriver à endiguer ce flot continu de salive. Tirer de la peau pour refaire la lèvre supérieure, c'est rien; le plus dur, c'est de faire prendre les greffes de cartilages pour que cette peau puisse s'appuyer sur du solide. Vous avez eu de la chance d'une certaine manière: votre langue est pratiquement intacte. Vous avez tout ce qu'il faut pour parler, mais pour que ça devienne audible, il faudrait pouvoir canaliser le son. Pour l'instant,
il part dans tous les sens, inévitablement. Mais on va y arriver, vous verrez.
Puis, se retournant pour contempler la salle
- Pas encore grand monde ici. Si vous voyiez chez le simple soldat: on travaille à guichet fermé. La première salle, de quarante-huit lits, est pleine. De mémoire de chirurgien, on n'avait jamais vu ça. Surtout pour les blessures du visage. C'est à cause de l'artillerie. Les Boches, c'est pas le genre à balancer du petit plomb. La médecine avance, elle fait des pas de géant. D'ici la fin de la guerre, on refera des faces à neuf, comme si rien n'était arrivé. De la destruction massive pour élever le niveau de la connaissance, c'est paradoxal, non? Bon, il va falloir que j'y aille, j'opère à cinq heures demain matin; j'en ai fait quatorze aujourd'hui et il n'y en avait pas deux de pareils, il y a tellement de cas différents que je me demande si un jour on va arriver à une typologie des problèmes. Les jambes, les bras, c'est simple, on coupe. Plus ou moins haut, mais on ne fait que couper. En maxillo-faciale, le problème n'est pas d'amputer, mais de faire repousser, et ça, c'est passionnant. Plus pour nous que pour vous, j'en conviens. Allez, cette fois, je vais me coucher.
II me fait une
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