La chambre des officiers
court moment. Avant de partir, il serre une dernière fois ma main entre les deux siennes, et bredouille
- Tu es un héros, Adrien, un vrai héros. Je reviendrai bientôt.
Le matin suivant, je me lève pour la première fois. Ma démarche est hésitante. Je longe les fers
de lits comme les premiers marins explorateurs longeaient les côtes. A chaque pas je crains de m'effondrer, mais la curiosité est plus forte que l'appréhension.
Lorsque enfin j'atteins mon but, je me penche sur l'un des deux nouveaux arrivants. Mon compagnon de chambre gît sur le dos, un petit crucifix dans la main droite, serré contre sa poitrine. Sa face est à l'air libre, sans aucun bandage. Un obus, certainement, lui a enlevé le menton. La m‚choire a cédé comme une digue sous l'effet d'un raz de marée. Sa pommette gauche est enfoncée et la cavité de son oeil est comme un nid d'oiseau pillé. Il respire doucement. Je reprends mon chemin, faisant halte à chaque lit vide jusqu'au troisième occupant de la salle.
Sa peau mate et ses cheveux noirs contrastent avec la blancheur de son oreiller. Son profil est plat. Le projectile lui a soufflé le nez, lui laissant les sinus béants. L'absence de lèvre supérieure lui donne un rictus inquisiteur. Je comprends pourquoi notre salle se remplit si lentement, pourquoi nous sommes au dernier étage. Dans cette grande salle sans glaces, chacun d'entre nous devient le miroir des autres.
Le médecin entre le premier, suivi du médecin général, de deux officiers d'état-major qui ouvrent la voie au ministre de la Guerre. Nous ne sommes que trois, et je suis le seul conscient. Le
médecin me présente en quelques mots au ministre
- Lieutenant du génie Fournier, monsieur le ministre, blessé dans la Meuse lors des toutes premières heures de combat!
- Lieutenant Fournier, enchaîne le ministre, je suis venu vous exprimer la reconnaissance de la Patrie pour la bravoure et le sacrifice qui ont été
les vôtres. Sans des hommes comme vous, la terre de nos parents, que nous devons transmettre à nos enfants, serait livrée à la barbarie allemande.
Nous sommes fiers de vous!
Il vient me serrer la main, m'interroge - D'o˘ êtes-vous, lieutenant?
Le médecin se précipite
- Il ne peut pas encore parler, monsieur le ministre.
- J'espère qu'il entend, au moins? Un officier d'état-major s'avance.
- De toute façon, votre propos a été noté pour la presse, monsieur le ministre.
- Très bien, très bien. Courage, lieutenant. 0n me dit que dans quelques semaines vous ferez sur pied, prêt à retourner au front. Nous avons besoin d'hommes comme vous. Au revoir, lieutenant.
Le ministre ressort de la salle avec son aréopage, dans un vacarme qui ne réussit pas à réveilmes deux compagnons.
Je ne réalise pas très bien l'événement qui vient de se produire, et pourtant j'en retire une vraie fierté.
Le blessé à la peau mate s'est éteint ce matin. L'éclat d'obus a fait son oeuvre au cerveau sans lui laisser la moindre chance. On est venu l'enlever quelques minutes après la première ronde de l'infirmière, à la h‚te, comme pour faire disparaître toute trace de son passage.
Un nouveau blessé est venu le remplacer quelques heures plus tard.
L'infirmière, parce que je suis le plus ancien de la chambrée, se fait un devoir de m'informer des mouvements.
J'apprends ainsi que le nouveau venu est un 'pilote dont l'aéroplane s'est écrasé en flammes dans les plaines de la Marne. Les Allemands sont donc arrivés jusque-là! II est encore vêtu de ce blouson et chaussé de ces bottes d'aviateur qui font l'admiration des hommes de l'infanterie. Mais son visage, que je n'aperçois
que dans le clair-obscur de la fenêtre qui surplombe son lit, ressemble à
un grand caramel noir, br˚lé et déformé. Plus trace de moustache ni de paupière. Plus aucune forme humaine.
Lors de sa visite quotidienne, le chirurgien m'annonce que ma première opération a été un succès. qu'il a réussi à venir à bout des mul tiples constrictions que le repli des tissus déchirés avait engendrées. Il détaille la suite des opérations avec beaucoup de franchise, conséquence, dit-il, de la confiance qu'il accorde à ma qualité d'officier
- Pour tout dire, lieutenant, je suis dans l'attente de matériaux nécessaires à la reconstitution de votre maxillaire supérieur, et en particulier de votre palais qui, vous le savez, fait défaut. Pour cela, je ne vois pas d'autre méthode qu'une greffe
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