La chambre des officiers
croiser le mien.
Je me suis avancé jusqu'aux fenêtres qui donnent sur le boulevard de PortRoyal. Des tramways, des fiacres, quelques automobiles, un homme qui marche avec beaucoup d'assurance, tenant à son bras une jeune femme blonde à
l'élégante silhouette, un jeune homme pressé qui fait virevolter sa canne, des enfants qui courent devant une gouvernante aux cent coups. Un groupe de jeunes gens qui se congratulent. La vie continue comme une rumeur que le bruit du front ne parvient pas à couvrir.
On peut donc avoir vingt ans, ne pas être à la guerre, être entier. Ces gens du dehors ne sont pas des miens, je suis bien mieux ici, au milieu de mes camarades. Je retourne à la chambre à petits pas; la tête me tourne du grand air des couloirs. Le chirurgien est persuadé de la nécessité d'une deuxième greffe. La m‚choire inférieure rebouge. Il suffirait que la langue puisse s'appuyer sur quelque chose en haut, qui fasse office de palais, et je pourrais recommencer à parler.
Les plaies externes sont toutes en bonne voie de cicatrisation.
L'infirmière me conduit à la salle des moulages pour qu'on prenne l'empreinte de mon visage. Pourquoi un moulage? Je n'en sais rien et je ne veux plus rien savoir.
Lorsque je pénètre dans la salle, je suis saisi d'effroi. Une trentaine de visages défigurés sont accrochés au mur comme autant de trophées d'une tribu guerrière. Cette difformité ordonnée sur des murs blancs est plus forte que moi. Je recule comme un cheval terrorisé par des fantômes, et je file vers la chambre o˘ Penanster et Weil m'attendent pour faire le troisième à la belote. Ils ont ouvert grand notre fenêtre et l'air encore chaud qui pénètre annonce un automne qui tarde.
Une lettre de ma mère est posée sur mon lit. J'ai toujours la crainte qu'elle n'ait appris la
vérité. Mais non, elle me parle de mes menus, me recommande de manger du fromage pour faire de l'os, et ajoute pour finir qu'on a retrouvé les deux frères Castelbujas à deux jours d'intervalle. Morts tous les deux.
J'ai été le premier à occuper cette chambre. En treize mois, j'ai vu défiler de nombreux camarades. Certains nous ont quittés sans plus de bruit qu'ils n'en avaient fait pour venir. D'autres, réparés tant bien que mal, ont rejoint leur famille. Tous nous ont encouragés et ont promis de nous écrire pour nous dire ce qui avait changé dehors, et tous l'ont fait.
Pendant un an, nous sommes restés dans cette chambre sans nous en éloigner autrement que pour parcourir le couloir circulaire à petites enjambées timides.
Aucune musique autre que celle de la douleur n'est parvenue jusqu'à nos oreilles.
Nous avons ingurgité sept cent quatre-vingtcinq bols de soupe mélangée à de la viande hachée, et seul l'éther a pu réveiller notre odorat résigné.
Nous nous sommes parlé le langage du poisson-mouche.
Nous avons croisé quantité de jeunes et jolies femmes qui n'ont connu de nous que nos poses sur le bassin, l'odeur fétide exhalée par les blessures de l'intérieur, les expressions
simiesques de nos traits déformés, de ces visages qui rient, déchirés par l'acier, au paroxysme de la souffrance.
Certains s'en sont pris à Dieu de les avoir élus pour témoigner de cette destruction de l'identité, d'autres s'en sont remis à lui pour ren flouer leur ‚me naufragée. Nous avons tous maudit l'Allemand et tous avons été
convaincus de notre utilité.
Les jours se succèdent, tous pareils malgré nos efforts pour animer notre petite communauté. Une vie monacale, la souffrance en plus, l'illumination en moins. Le même renoncement. La même contrainte de rythmes immuables qui apaisent et qui oppressent. L'imaginaire d'un blessé, incarcéré par sa mutilation dans une chambre d'hôpital militaire pendant plusieurs mois, s'ordonne autour d'un petit nombre de pensées répétitives, rarement profondes et que d'autres trouveraient certainement obsessionnelles. La première t‚che fut d'éliminer de notre champ de conscience tout ce qui pouvait rappeler que notre vie antérieure s'était normalement organisée autour de nos sens. La seconde, de nous interdire toute projection dans un avenir autre que celui des petits progrès quotidiens de mastication et de prononciation.
Bien avant que nous ayons pu commencer à nous parler tous les trois à la fois, des liens intenses s'étaient tissés entre Penanster, Weil et moi. Le jour vint enfin o˘, les fondations ayant été jugées
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