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La chambre des officiers

La chambre des officiers

Titel: La chambre des officiers Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marc Dugain
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suffisamment solides, on me posa une prothèse, un morceau de caoutchouc qui me fit office de palais, séparation de fortune entre la bouche et les sinus. La circulation de l'air redevint normale. Et la langue trouva matière o˘ s'appuyer pour prononcer de premières paroles intelligibles. De longues semaines s'écoulèrent avant qu'on me la fix‚t. Parfois, la nuit, le caoutchouc s'affaissait pour venir obstruer ma respiration. Lassé de ces étouffements intempestifs qui perturbaient mon sommeil, je me débarrassais de mon sur-mesure en le crachant et il venait choir d'un côté ou de l'autre de mon lit. Le matin, je repassais à la salle de soins o˘ on me le refixait en me faisant jurer d'arrêter mes " tirs de palais ".
    Ce petit bout de caoutchouc m'était d'un grand secours pour les t et les d qui viennent claquer contre le palais. Il donnait une cavité fermée pour tous les autres sons qui, jusqu'ici, se perdaient dans les hauteurs. Le s fit sa réapparition dans ma conversation quelques mois plus tard, lorsqu'on me fixa un appareil dentaire sur les maxillaires inférieur et supérieur.
    Alors que tout semblait aller pour le mieux, on m'ôta le palais qui infectait les chairs, avec recommandation de n'en user que pour de longs dialogues et de le remiser le reste du temps.
    Cela créait un étrange formalisme dans mes relations avec mes camarades.
    J'avais en particulier des conversations soutenues avec un ingé nieur des ponts. Il était complètement sourd de l'oreille droite et n'entendait de la gauche qu'avec un cornet. Lorsque l'un ou l'autre décidait de débuter une discussion un peu consistante, il prévenait avec un signe d'un doigt montrant la bouche. J'installais alors ma cloison de fortune et lui son cornet, et nous nous entretenions avec une intensité rare chez ceux à qui la parole ne co˚te rien.
    Il n'y avait que Weil qui, malgré de réelles difficultés d'élocution, ne s'économisait pas et s'attachait à égayer nos journées par de petites phrases sur tout et sur rien. Penanster avait retrouvé une prononciation proche de la normale, mais sa nature n'était pas d'en profiter et il persistait à compter ses mots comme s'il ne s'en sentait propriétaire que pour un nombre limité.
    Je me suis longtemps demandé, par la suite, ce qui avait pu réunir dans une telle complicité un aviateur juif, un aristocrate breton bigot, et un Dordognot républicain laÔque. Ce n'était pas notre communauté forcée, puisque la promiscuité aurait pu tout aussi bien nous rendre insupportables les uns aux autres. Nos blessures, bien s˚r, nous rapprochaient, et les deux autres
    étaient toujours là pour accompagner celui qui prenait le chemin de la table d'opération et l'entourer dès son retour. D'ailleurs, la même solidarité existait avec d'autres camarades de notre salle, aussi bien qu'au rez-de-chaussée, chez les estropiés des membres.
    Non, ce qui nous avait réunis dès les premières semaines de la guerre, c'était une décision tacite de renoncer à toute introspection, à toute tentation de contempler le désastre de notre existence, de céder à une amertume o˘ le désabusement alternerait avec l'égoÔsme du martyr.
    Weil, que la curiosité poussait à arpenter les couloirs, avait découvert que, près de la chambre des officiers supérieurs qui ne parve nait pas à se remplir (ils n'étaient toujours que trois), on avait aménagé une petite chambre étroite comme un placard à balais. Du couloir que nous empruntions pour notre petite promenade quotidienne, on apercevait le mouvement furtif des infirmières. Ce discret manège dura plusieurs mois, jusqu'à ce que Weil découvre que la petite chambre abritait une femme.
    Un des premiers jours de l'été 1916, à la tombée de la nuit, elle fit une apparition dans le couloir. Un faisceau de lumière qui venait du dehors faisait luire sa belle chevelure. La silhouette était élancée. Elle resta quelques instants à regarder par la fenêtre, sans bouger, nous tournant le dos. Lorsqu'elle se décida à
    regagner sa chambre, elle nous fit face et nous s˚mes alors qu'elle était des nôtres.
    Ce soir-là, nous avons rejoint le tabouret de jeu sans la moindre gaieté.
    Penanster quitta la partie plus vite qu'à l'accoutumée, Weil partit se coucher sans dire un mot, ce qui ne lui ressemblait pas.
    Il m'arrive souvent de revoir ce front et ces yeux bleus, parfaitement dessinés, qui surplombaient, désolés, les restes d'un visage meurtri

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