La chambre des officiers
était hospitalisée et que les infirmières tendaient à faire barrage entre elle et notre communauté masculine de défigurés.
Penanster parlait de la longue permission de notre amie comme d'une punition, tant il lui paraissait que notre petit monde était le seul o˘
nous fussions à l'abri.
Marguerite était rentrée chez elle sans prévenir. Elle avait sonné à
l'entrée de service. La domestique, qui ne la connaissait pas, la pre nant pour une colporteuse, lui claqua la porte au nez. Elle sonna alors à la grande porte. Un vieux serviteur lui ouvrit. Ses parents donnaient une réception ce soir-là. Le vieil homme, qui était au service de sa famille depuis plus de quarante ans, eut un geste de recul, puis porta la main à sa bouche; elle put très distinctement lire sur ses lèvres
- Oh! mademoiselle Marguerite, je suis vraiment confus, mais nous ne vous attendions pas... Comment dire... je vais... prévenir Madame et Monsieur.
Ses parents apparurent, en grande tenue. Ils ne manifestèrent aucune tendresse. Après tout, se dit-elle, pourquoi aujourd'hui plus qu'avant?
s'écouter parler au point de ne pas même remarquer qu'elle était sourde.
Elle se rendit dans un petit hôtel de la rue Saint-Honoré et, de là, elle se mit à la recherche d'une chambre qu'elle trouva le lendemain même. Dans l'attente de nouvelles greffes, elle reprit du service comme infirmière aux EnfantsMalades.
De vague de blessés en vague de blessés, la guerre nous imposait à nouveau son rythme. De courtes périodes de calme succédaient à l'afflux frénétique de défigurés. Mais cette fois, c'était s˚r, tous ces blessés annonçaient une victoire proche.
J'étais le doyen de l'étage, celui qui avait passé toute la guerre dans cet hôpital. J'étais devenu une sorte d'oracle pour les nouveaux arrivants qui, dès qu'ils reprenaient conscience, venaient m'interroger sur la suite du programme.
Sous l'impulsion des anciens, la communauté des blessés de la face commençait à s'organiser, à s'exprimer.
Certains écrivirent des poèmes à la gloire des hommes sans visage. D'autres réalisèrent un journal qu'ils intitulèrent La Greffe générale, dont la régularité de parution dépendait des interventions chirurgicales subies par ses rédacteurs.
La nouvelle de l'armistice, le 11 novembre
1918, a déclenché un grand mouvement de joie à notre étage. Nous nous sommes tous embrassés, certains étaient secoués d'interminables sanglots.
C'était aussi un immense soulagement : tout cela n'avait pas été pour rien.
Tout à notre joie de la victoire, nous n'avons pas remarqué que le petit Marseillais qu'on nous avait amené l'avant-veille et qui, depuis, n'arrêtait pas de claquer des dents s'était éteint sans bruit dans son coin. Ce fut notre dernier mort.
Le 12 novembre, l'enthousiasme de la ictoire était retombé comme les feuilles 'automne.
Nous imaginions la démobilisation, tous ces hommes sains et saufs rejoignant leur famille. Tant qu'ils étaient là-bas, au front, dans la boue et le froid, sous l'étreinte de la prochaine offensive, nous en arrivions à
nous considérer comme chanceux: ils risquaient plus que nous.
Maintenant que les canons s'étaient tus, que des cohortes de soldats démobilisés retrouvaient les leurs dans l'allégresse, nous nous sentions les derniers des vivants.
Entre l'armistice et ma sortie de l'hôpital, cinq mois se sont écoulés et j'ai subi deux opérations supplémentaires, pour "tirer le rideau ", pour fermer ce puits qui, à jamais, était le mien. J'ai quitté le Val-de-Gr‚ce le 4 avril 1919, un
matin de printemps et de pluie glaciale. Mes seize opérations ne m'avaient pas rendu visage humain, et j'avais la collection la plus impressionnante de bandeaux de corsaire pour dissimuler mes blessures.
Penanster et Weil devaient suivre quelques semaines plus tard. Au moment de nous séparer, nous nous sommes promis de nous retrouver dès que possible, et pour la première fois j'ai vu une larme au coin de l'úil du Breton.
Weil, lui, s'en est tiré par une dernière fanfaronnade:
- Tu te rends compte, toutes ces femmes qui nous attendent derrière la grille depuis près de cinq ans!
Le temps nous trompe. Je m'attendais à retrouver Paris tout à la joie de la victoire. J'avais imaginé que la fête se prolongerait jusqu'à mon retour et que je descendrais le boulevard SaintMichel sur un matelas de cotillons et de confettis. Au lieu de cela, le monstre
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