La chambre des officiers
Dieu, je suis vraiment désolée... - Il ne faut pas, madame Robillard, il ne faut pas.
Combien de fois allais-je entendre ces condoléances pour survivant!
- Vous êtes attendu? - Par M. Grichard.
Le père Grichard était un petit homme qui rehaussait sa taille par une allure martiale. II était associé fondateur de Nallet-Grichard. Je ne l'avais jamais beaucoup aimé. Il me paraissait avoir la franchise du serpent.
II me serra la main en évitant mon regard, me fit asseoir, prit une cigarette, l'alluma et, le regard négligemment égaré vers la fenêtre, commença
- Monsieur Fournier, vous m'aviez annoncé dans votre lettre que vous aviez été touché, mais je ne savais pas que c'était à ce point. Chemin des Dames, Verdun, la Somme?
- Une embuscade dans la Meuse, en 14.
- Vous dites? Je n'ai pas très bien compris. - Je dis: une embuscade dans la Meuse, en 14.
'
Mon élocution restait difficile, mais je croyais avoir été clair.
- Une embuscade dans la Meuse en 14 et
vous sortez seulement de l'hôpital? Diable, ils n'y ont pas été de main morte, les Boches! Une blessure profonde?
- Assez...
- Je vous demande pardon?
Les doubles s m'étaient assez pénibles à prononcer; ils demandaient une finesse de palais à laquelle je ne pouvais plus prétendre. Je dus répéter
- Je disais : assez profonde...
Je lui aurais volontiers tiré la langue par le nez mais le risque était trop grand.
- Ah! oui, je vois. Et, selon vous, combien de mois seront nécessaires pour votre rétablissement?
- Je suis rétabli, monsieur.
- Vous êtes rétabli. Excusez-moi. Simple question, bien entendu. Et vous souhaitez reprendre du service?
- C'est cela, monsieur, je souhaiterais retrouver mon poste.
Il tira sur sa barbe, l'air pensif, puis continua à mi-voix, comme s'il souhaitait que je l'entende sans se donner à lui-même l'impression de parler. - Difficile, difficile...
- Je vous demande pardon.
- Je disais: difficile. Pour ne rien vous cacher, notre situation n'est pas très bonne. Nous faisions des ouvrages d'art civils et, bien entendu, en période de guerre on ne fait pas
d'ouvrages d'art civils. Aujourd'hui, les dommages causés par la guerre nous ouvrent de nouvelles perspectives, mais la question est: qui paiera?
Les caisses de l'…tat sont vides. Les Boches n'ont pas encore versé un sou.
Il s'agit là d'un grave problème.
" J'en vois également un autre, monsieur Fournier. N'y voyez surtout rien de personnel, mais dans votre état, je ne peux plus vous employer comme ingénieur commercial. Vous comprenez la difficulté. Rien de personnel, Fournier, rien de personnel. Je n'ai pas besoin d'ingénieur technique: Plassard, qui a été réformé en 14 pour une fragilité pulmonaire, fait très bien l'affaire; il maîtrise parfaitement son domaine et nous donne toute satisfaction. II a beaucoup progressé au cours de ces cinq dernières années.
" Comme vous le voyez votre situation pose de réels problèmes.
Réfléchissez, et si vous ne trouvez pas de solution par vous-même, nous t
‚cherons de faire un effort. Je pense à quelque chose pour vous au bureau d'études, si toutefois vous n'aviez pas d'autre solution. Pas comme ingénieur, malheureusement, mais quelque chose de commode, sans trop de contacts extérieurs. Réfléchissez, j'insiste, faites votre tour de la place, et si vous le voulez bien, reparlons-en. De toute façon, nous ne laisserons pas un héros de la guerre dans l'embarras, soyez-en certain.
- Monsieur Grichard dis-je, ie voudrais
insister sur le fait que je suis un blessé de guerre. Pas un infirme, un blessé de guerre.
- N'ayez crainte, j'avais bien fait la différence. Restons-en là pour l'instant, si vous le voulez bien. Je vous raccompagne. Donnez de vos nouvelles et nous aviserons. A bientôt, monsieur Fournier.
Je pris le train de sept heures comme si je rentrais d'une journée de travail. En chemin, je pensai à l'Afrique comme à une terre promise.
J'imaginai ces grands Noirs courbés sur le passage du seigneur de la guerre. Il fallait qu'on reparle de ce projet avec Weil. Et ces regards...
quand donc tous ces gens cesseraient-ils de me regarder?
La famille au complet était attablée sous le grand cèdre. A mon arrivée, tous se levèrent d'un seul mouvement et se mirent à applaudir, des larmes pleins les yeux. L'aînée de mes cousines, Adèle se jeta à mon cou. Ma sueur Pauline me prit par la main, essuyant ses yeux d'une manche.
Mon oncle
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