La chambre des officiers
paraissait assoupi.
Les femmes l'avaient soutenu à bout de bras. Elles semblaient épuisées par cet exercice solitaire des lourdes responsabilités. Dans cette ville toute à son activité retrouvée, les hommes jeunes et entiers semblaient rares et presque suspects de ne s'être pas fait tuer. On aurait pu imaginer qu'après une guerre aussi totale que celle-ci, nous allions connaître de grands changements. Il
n'en était rien, chacun retrouvait ses habitudes comme de vieilles pantoufles. Ce retour à la normale ressemblait fort à un événement que )'avais vécu quelques années auparavant. A l'automne 1912, les écuries du ch‚teau de Peyrelevade avaient pris feu par le côté o˘ l'on entassait les fourrages. Appelé à la rescousse, comme tous les jeunes alentour, je me souvenais d'avoir sorti un grand cheval de selle dont les yeux exor bités traduisaient une frayeur incontrôlable, au _ )oint qu'il faillit m'arracher le bras qui tenait on licol. La bête tremblait en s'aspergeant de 'écume de son affolement. quelques minutes lus tard, elle broutait paisiblement le contour 'un massif de fleurs.
Il est difficile de parler de convalescence près quatre ans et huit mois de prison blanche. Je ne me sentais pas encore tout à fait le courage de regagner le petit appartement o˘ flottait a mémoire de Clémence. J'ai donc accepté l'offre ,)e mon oncle Chaumontel de venir, selon sa propre expression, me refaire du sang.
Le frère aîné de ma mère s'était marié tarivement avec une femme beaucoup plus jeune que lui, qui lui avait laissé trois filles avant de 'éteindre de la tuberculose en 1911.
Mes cousines, qui sortaient à peine de l'adoscence, me fêtèrent en héros.
Toutes trois voient la même fraîcheur, la même gentillesse lescence. Je ne m'étais pas appesanti sur la nature de mes blessures.
M. Grichard me répondit par lettre qu'il me recevrait avant cette date, pour étudier les modalités de notre future collaboration. Nous convînmes d'un rendez-vous en mai.
Je pris le train jusqu'à la gare de Lyon et, de là, le tramway jusqu'à la rue de Milan.
Je n'étais pas préparé à cette brutale promiscuité des transports parisiens, et mon premier réflexe fut de fuir les regards des gens, dans les quels je croyais lire un mélange de pitié. de compassion et de gêne.
La guerre était terminée depuis six mois, mais ses résidus allaient continuer à déambuler pendant de nombreuses années. Le regard de mes concitoyens me donnait à penser qu'ils n'étaient pas encore prêts à nous accepter. Certains hommes, le plus souvent d'‚ge m˚r, manifestaient leur gratitude en soulevant leur chapeau sur mon passage. Dans le tramway, dans le métro, les passagers se levaient pour me laisser la place réservée aux invalides de guerre. Je déclinais l'offre en répondant chaque fois
- Je vous remercie, je n'ai pas été atteint aux jambes.
Naturellement, la concierge du 9, rue de Milan ne m'a pas reconnu.
- Vous êtes ?
- Adrien Fournier, madame Robillard.
pour leur cousin. Leurs attentions me tournaient la tête après ces cinq années d'univers masculin. Encore affaibli par ma dernière opération, je m'installais dans une chaise longue en osier sous le grand cèdre du Liban qui donnait au parc sa majesté. Je regardais, émerveillé comme un enfant, les va-et-vient de cette maison pleine de vie.
L'activité semblait ne jamais cesser, le personnel s'agitait, dressait des tables, arrangeait des bouquets de fleurs. Mon oncle aimait que sa maison f˚t remplie et je renouais avec les déjeuners dominicaux qui débutent à
midi pour s'éteindre à cinq heures, laissant les convives éparpillés à
l'ombre des arbres. Certes, la nourriture n'était pas celle que nous avions connue avant guerre, mais les bouteilles de bourgogne avaient profité de ces années pour se bonifier. Ma bouche ne m'en restituait pas le go˚t, mais je profitais de l'ivresse et de son illusoire bien-être.
Ma mère et mes sueurs nous avaient rejoints pour deux semaines. Le prétendant de ma cousine la plus ‚gée passait ses journées avec nous. Ce paradis des bords de Marne, à Nogent, comptait dix-sept pièces qui ne désemplissaient pas.
J'avais écrit à mon employeur, la maison Nallet et Grichard, pour leur faire part de mon souhait de reprendre le travail début juillet, date qui me paraissait le terme raisonnable de ma conva-
- Le jeune ingénieur qui a commencé ici en mars 1914?
- C'est cela.
- Oh! mon
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