La chambre des officiers
que j'avais quittée, de la femme que je venais de retrouver. Je lui ai rappelé nos querelles d'enfants, nos disputes.
Avant qu'elle ne parte, je lui ai recommandé de prendre soin de notre famille. Je lui ai fait remarquer qu'elle m'avait reconnu, et que tous mes camarades n'avaient pas cette chance.
Elle s'en est allée, titubante, me promettant de revenir bientôt.
Je me suis demandé si elle en aurait la force.
Ma mère s'annonça quelques semaines plus tard.
Comme à son habitude, elle s'agita, fureta dans tous les sens. Elle m'abreuva de nouvelles insignifiantes, dressa un catalogue exhaustif de mes blessures, prit des dispositions d'ordre matériel. Tout ce qui touchait au matériel confortait son optimisme.
Ma mère était à la fois horripilante et réconfortante, car elle était incapable de donner aux événements la moindre intensité dramatique.
Son fils n'avait pas été défiguré. Il était tout au plus privé de certaines parties de son organisme qui se révélaient, de fait, ne pas être indispensables.
L'intelligence limitée de ma mère avait survécu à l'ombre de la personnalité de mon père. Celui-ci disparu, elle avait retrouvé sa vraie nature : celle d'un écureuil qui s'affaire dans la crainte de l'hiver.
L'année 1917 se déroula sans fait marquant et, pour nous trois, sous le signe de la plus parfaite égalité. Deux opérations chacun.
Les journées s'étiraient, paresseuses, sans émotions. La grande offensive du général Nivelle nous sortit de cet engourdissement. Le massacre fut tel que, pour la première fois, on
dut garer des gueules cassées dans les couloirs. Pour la première fois aussi, nous sentîmes la révolte et la rancúur de soldats qu'on avait envoyés au casse-pipe pour rien. Même les officiers n'avaient plus cette belle fierté de l'ouvrage nécessaire et ne se privaient pas, pour ceux qui en étaient encore capables, de beugler contre cet état-major d'abrutis.
L'entrée des Américains dans la guerre calma les esprits; on allait peut-
être en finir. L'odeur de l'éther, même à l'autre bout d'un couloir, me rendait malade; c'était la seule odeur qui réussissait à s'imposer à moi.
Le chirurgien travailla à me rendre une 'bouche fonctionnelle. Le résultat ne fut pas à làhauteur de ses prétentions, et ma vie quotidienne n'en fut pas significativement modifiée.
Marguerite fut envoyée en permission de longue durée vers la fin de l'été
1918. Le chirur,,gien était parvenu à consolider le gros oeuvre, qu'elle avait moins atteint que nous, bien que son apparence f˚t tout aussi gravement affectée que la nôtre. Il jugea utile de lui offrir un répit de plusieurs semaines avant de s'attaquer, selon sa propre expression, aux "
finitions ". Nous considérions ces médecins avec beaucoup de respect, et eux-mêmes nous traitaient avec beaucoup d'égards. II n'empêche que leurs résultats en matière de " finitions " n'étaient pas Leur gêne ne l'étonna pas davantage: comment ne pas être désemparé devant de telles blessures, et, qui plus est, sur un visage de femme? Mais cette gêne venait d'ailleurs : Marguerite dérangeait la soirée. On rameuta la domesticité pour qu'elle soit entourée et ne manque de rien, et en contrepartie on la pria de rester dans sa chambre. Ses deux frères firent une brève apparition un peu plus tard dans la soirée, ivres et désinvoltes.
Tous deux avaient été réformés. L'un pour une tuberculose qui valait bien une guerre; l'autre parce que son père l'avait fait dispenser, estimant que la disparition probable d'un de ses fils suffisait à son malheur. Aucun des deux ne s'enquit de l'état de leur sueur, lui jetant légèrement
- Tu verras, Margot, les médecins font des miracles maintenant.
Et ajoutant
- Au fait, tu aurais pu donner un peu plus de nouvelles; on s'est fait un sang d'encre. On se reverra demain. Profitons de cette petite fête, cette période de guerre est si ennuyeuse.
Le soir même, Marguerite prit la décision de quitter à jamais cette touchante petite famille. Ce qu'elle fit dans la nuit. Elle était assez contente d'elle, et de son niveau de ce qu'elle appelait ï< lippu-lecture
". Elle se fit la réflexion que ses parents avaient conservé l'habitude de à la hauteur de leurs espérances, malgré de considérables progrès tout au long de la guerre. Marguerite venait nous rendre visite deux fois par semaine et nous passions désormais plus de temps avec elle que lorsqu'elle
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