La chambre des officiers
premières semaines d'octobre, on en avait fait quarante kilos. La moitié partait à la famille et le reste en bocaux.
Personne mieux que mon grand-père ne connaissait les coins. Et quand on pénétrait dans la forêt, au petit matin, il s'arrêtait et, les narines dilatées, inspirait profondément
- Tiens, mon drôle, sens la terre qui fume! Un subtil mais constant mélange de terre humide, de fougères et de feuilles de ch‚taigniers venait alors flatter mon odorat.
Ce parfum-là, je ne le sentirais plus jamais. Et chaque fois que j'y pensais, je m'attendrissais et il me venait des larmes. J'acceptais plus volontiers ma difformité que cette perte irrémédiable du go˚t et de l'odorat.
L'hiver 1916 fut un hiver de trop.
Bonnard m'avait envoyé une lettre triomphale à la mi-octobre, pour m'annoncer qu'il avait enfin obtenu d'être envoyé au front et qu'on allait le verser dans l'artillerie. Je pensais qu'on allait l'utiliser pour des calculs de trajectoire, plutôt que pour le tir.
Le 23 décembre, veille de NoÎl, je reçus une lettre de sa mère, m'annonçant que Alain venait d'être tué dans un bombardement. Jusque-là, je n'avais jamais douté de cette guerre, de la nécessité de la faire et j'avais accepté d'en souf
frir jusqu'à la perte de moi-même. Elle venait de me prendre mon plus vieil ami, celui qui, dans mon esprit, aurait d˚ être le dernier à périr. Je ressentis un immense désarroi de n'avoir pu le protéger, de n'avoir pas été
là pour le recouvrir de mon corps lorsque l'obus était tombé. Curieusement, j'avais le sentiment d'être confronté à la mort pour la première fois.
J'avais connu d'autres morts, souvent proches, mais Bonnard et moi c'était un partage d'esprit. On doit éprouver une sensation semblable lorsqu'un jumeau s'en va.
Cette guerre devenait absurde, et le simple fait de le reconnaître nous rendait fragiles. Jusqu'o˘ faudrait-il aller pour entrevoir sa fin? Dans notre village de Dordogne, nous comptions déjà trois morts et un défiguré.
Et nous n'avions pas progressé d'un pouce.
J'avais compté sur Alain pour l'après; j'avais besoin de son amitié pour revenir à la vie civile, pour m'aider à accepter le regard des autres, mais, décidément, cette guerre ne respectait rien; elle avait emporté
Bonnard.
Le 2 février 1917, au matin, la surveillante d'étage pénétra dans la salle et se dirigea droit vers moi, un sourire triomphant sur les lèvres.
- Lieutenant Fournier, vous avez de la visite! Je lui ai dit que vous étiez là, et en pleine forme. Elle vous attend au parloir.
- qui?
On était en train de me tendre une embuscade.
- Votre sueur. Elle s'est présentée au poste de garde.
- Ma soeur? Nom de Dieu!
- Vous n'avez pas l'air content. - Si, je suis ravi.
Puis, marquant un temps d'arrêt
- Ravi. Mais ne pouvez-vous pas lui dire que je suis souffrant et qu'elle reporte sa visite de quelques jours?
- Mais, lieutenant, je viens de lui dire que vous étiez en pleine forme!
Elle avait l'air tellement inquiète, la pauvre jeune fille. Elle m'a même demandé si vous n'aviez pas perdu un bras ou une jambe. Je lui ai répondu qu'il n'y avait rien de tout ça et que vous étiez entier.
- Entier, vous lui avez dit entier? - Pour s˚r, lieutenant.
Cette femme en avait trop vu. Elle ne se rendait plus compte.
- Hàtez-vous ! Elle vous attend et elle se fait une telle joie!
J'avais envie de vomir. J'ai mis mes vêtements en tremblant. Penanster m'a prêté son plus grand bandeau. J'ai repensé à Levauchelle ; je me suis promis de garder ma dignité et de ne pas souffrir quoi qu'il arrive.
Je l'ai aperçue du fond du couloir. Elle m'est apparue toute petite, bougeant sans cesse, acharnée sur ses ongles. Elle avait mis une belle robe, pour moi. J'aurais tant voulu la protéger, mais il était trop tard, je ne pouvais plus reculer. C'est probablement ma démarche hésitante, dans ce couloir inondé de la lumière de la cour des convalescents, qui a d'abord attiré son attention. Elle est venue à ma rencontre de sa démarche de petite fille modèle.
Puis je l'ai vue porter ses mains à ses yeux, avant de venir s'effondrer sur ma poitrine. Je suis resté immobile.
Nous nous sommes assis dans le parloir, l'un à côté de l'autre. Elle a posé
sa tête sur mon épaule et nous sommes restés là, un long moment, muets comme des amants dans l'attente du train qui va les séparer.
Je lui ai longuement parlé d'elle, de l'adolescente
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