La chambre des officiers
qui était en congé de son ministère o˘ elle gérait les approvisionnements en prothèses pour les anciens combattants, le rejoignit pour lui apporter notre soutien. Je fis aussi le déplacement, comme Weil quelques jours plus tard. Nous n'imaginions plus qu'un des nôtres p˚t être hospitalisé seul.
L'année 1926 fut aussi une année heureuse. Penanster et Weil se marièrent tour à tour à la fin du printemps et au début de l'été. Ma femme mit au monde une petite fille à la fin du mois de juin. Comme le disait Penanster avec cette hauteur inimitable qu'il donnait à ses propos, tout en nous présentant son bon profil: " Nous sommes entrés dans une grande période de normalisation. "
Les années 30 se déroulèrent étrangement. Alors que la France s'enfonçait dans la crise et la tristesse, notre société de grands estropiés multipliait les soirées o˘ l'on dansait et jouait aux cartes, buvant plus qu'elle ne mangeait, car la mastication restait un problème pour beaucoup d'entre nous. Nous avions en commun de vouloir vivre le présent avec intensité et de le vivre ensemble, entre défigurés, entourés de ces familles inespérées, en de grandes tablées qui finissaient toujours par des parties de cartes. Les enfants passaient des après-midi entiers à regarder notre jeu par-dessus nos épaules à travers l'écran de fumée des cigarettes que nous consumions les unes derrière les autres. Notre petite communauté
dégageait une assurance et une gaieté qui faisaient notre réputation et il suffisait que deux ou trois d'entre nous participent à une communion ou à
un mariage pour que la fête soit transformée par ces hommes qui n'avaient plus peur de rien parce qu'ils n'avaient plus rien à perdre. Notre distance impressionnait; on nous prenait pour des sages.
La naissance de ma fille en 1926 m'installa dans une douce euphorie: elle était l'improbable continuation de mon être. Cette joie pro fonde avait succédé à neuf mois d'inquiétude, pour ne pas dire d'angoisse. Je craignais que ma fille ne naisse avec un visage difforme, hérité de ma blessure.
Heureusement, la nature ne se souciait pas des divagations de mon imaginaire.
La chirurgie esthétique fit à cette époque
des progrès remarquables. Je fus sollicité à plusieurs reprises pour de nouvelles greffes de peau et de cartilage. On me promettait un visage plus avenant Je ne pense pas que ce soit la crainte des douleurs de nouvelles opérations - ni celle de l'odeur obsédante de l'éther - qui m'y fit renoncer. Ce visage était désormais le mien, il faisait partie de mon histoire.
Penanster vivait pour l'essentiel des rentes que lui procuraient ses terres bretonnes. Pour le reste, sa pension d'invalidité et un héritage suffisaient à ses besoins.
Bien qu'il ne m'ait pas été donné de contempler une de ses toiles de cette époque-là, je savais que Penanster consacrait beaucoup de temps à sa peinture. quand on l'interrogeait sur son style, il parlait en ricanant d'"
expressionnisme morbide". Je compris bien plus tard ce qu'il voulait dire en découvrant une peinture d'un Allemand, Otto Dix, un ancien combattant qui avait peint d'effrayantes mutilations de la face fondées sur ses souvenirs de guerre.
Weil développait son affaire de moteurs d'avion avec l'aide de sa femme.
Marguerite, après ses heures au ministère, travaillait dans une maison de santé qui soignait des aliénés, des hommes dont la raison avait été
détruite par la peur pendant la guerre de tranchées. Elle consacrait sa vie aux autres, faute de les intéresser à elle, mais jamais elle ne prit ce travers des exaltés de l'altruisme qui m'ont si souvent indisposé.
Clémence épousa finalement un avocat qui entra en politique. Il avait bien vingt ans de plus qu'elle; j'en ressentis comme une satisfaction.
Après nos premières retrouvailles, je ne m'étais plus manifesté de nouveau, par crainte que notre histoire ne vienne perturber la quiétude de ma vie familiale.
Je l'ai revue en 28, au hasard d'une manifestation d'anciens combattants o˘
son mari prononçait un petit discours emphatique.
Elle se tenait près de moi, sous une bruine qui semblait courir sur ses cheveux sans les mouiller. Ce fut notre dernière conversation.
Comme elle se plaignait à demi-mot de ce silence de près de neuf années, je tentai de lui expliquer que j'avais rencontré ma femme peu de temps après, ce qui n'était pas complètement vrai, et que, compte tenu
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