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La chambre des officiers

La chambre des officiers

Titel: La chambre des officiers Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marc Dugain
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faire vous-même? . - Ceux d'entre nous qui ont survécu à leurs blessures savent qu'ils sont condamnés à un certain... réalisme. L'homme est fait de chair et de
    sang. Lorsque le sang coule et que les chairs ont été meurtries jusqu'à
    transformer notre être, il faut nous résigner à vivre de choses simples et éviter des élans qui nous ramènent toujours à ce que nous sommes devenus en réalité. C'est pour cela que j'accepte votre amitié. Par réalisme.
    - Alors nous nous reverrons? - Sans doute...
    Je ne suis pas historien, et je n'ai pas l'intention de le devenir. Ce n'est pas parce qu'on a été intimement mêlé à une époque qu'on peut prétendre en détenir la substance, même après de longues années. Je voudrais cependant me laisser la liberté de dater, sinon un événement, du moins le début d'une époque, celle d'une France qui sacrifie à la peur, qui se cherche des boucs émissaires. Il me semble que cette attitude, si opposée au caractère de " ceux de 14 ", a commencé à prendre le dessus à
    partir des années 20.
    Même les enfants avaient changé. Je me souviens d'un jour o˘ une dizaine d'entre eux, assis dans un square, se sont mis à rire de moi en faisant mine de me lancer des pierres. Pendant toutes les années qui avaient suivi la guerre nous avions suscité la pitié, la compassion, souvent la gêne - mais jamais la peur qui commande de se défendre de ceux qui dérangent.
    Je me suis marié en 1924.
    Elle avait tout juste dix-neuf ans, et j'approchais des trente-quatre.
    C'était une camarade de pension de ma plus jeune cousine. Elle avait un drôle de nom polonais, Skowronek, et j'avais inauguré notre relation en la taquinant sur ce nom qui ne se prononçait pas, mais s'éternuait. Elle posait sans cesse des questions sur moi à ma cousine. Elle me considérait comme un héros et me manifestait beaucoup d'attentions. En particulier, elle prenait le temps de m'écouter, malgré la lenteur de mon élocution. Je lui racontais pendant des heures mes années au Val-de-Gr‚ce et elle y prenait un réel plaisir. Elle ne parlait pas beaucoup d'elle, mais je sus par ma cousine qu'elle était la fille d'un tailleur juif polonais qui s'était installé en France au début du siècle et d'une trop jolie jeune femme.
    Le tailleur était mort pendant les inondations de 1910 et la mère s'était h
    ‚tée de placer sa fille dans un pensionnat.
    Je remarquai à quel point cette jeune fille petite et frêle était en réalité forte et énergique. J'eus la preuve, lorsque je lui demandai de m'épouser, qu'elle était en outre courageuse.
    Notre mariage fut d'une grande gaieté. Mes meilleurs amis étaient là: Marguerite, Penanster, Weil, et d'autres encore qui avaient partagé mes années d'incarcération sanitaire.
    En ce genre d'occasion, notre petite communauté dégageait une joie de vivre qui surprenait ceux qui avaient toute leur bouche pour rire. Nous buvions, mangeons et fumions plus que de raison. Mais surtout, nous éprouvions ce sentiment d'extrême liberté qui est l'apanage de ceux qui sont débarrassés de leur image et qui ont retiré, du voisinage de la mort et de la cohabitation quotidienne avec la souffrance, cette distance avec ce qui rend l'homme si petit et si étriqué. Il était rare que deux défigurés se rencontrent sans échanger une histoire un peu leste, une gauloiserie croustillante. Notre bonne humeur impressionnait notre entourage, auquel nous en imposions par notre appétit du présent.
    J'étais le premier grand défiguré à trouver une épouse, et cela suscita une grande vague d'espoir parmi mes compagnons. Après toutes ces années, je regagnais le cours de cette vie normale, de ce quotidien si souvent décriés, par ceux qui ne connaissent pas leur bonheur.
    Le plus extraordinaire, c'est que dans les années qui ont suivi, tous mes compagnons ont finalement réussi à se marier. Tous sauf Margue rite, parce qu'elle était une femme, et qu'une femme défigurée est un être inconcevable. Marguerite est restée seule jusqu'à son dernier jour, pour toute récompense de son engagement dans la cause des hommes.
    Le lendemain de mon mariage, l'existence se joua une fois de plus d'un des nôtres. Penanster prit le train de nuit pour Brest. Au petit matin, il confondit la porte donnant sur la voie avec celle des toilettes et se retrouva en pyjama sur le ballast. On le releva avec plusieurs fractures des côtes. Dès l'annonce de son accident, Marguerite,

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