La chapelle du Diable
Redevenu sérieux, il lui demanda :
— Tu ne regrettes pas ton p’tit avocat ?
— Henry ? Ben non, je te l’ai déjà dit... Allez laisse-moé, j’vas... j’vas être
malade !
Julianna n’eut que le temps d’aller se pencher au-dessus de la chaudière des
cendres qu’elle se mit à vomir bruyamment tout ce qu’elle avait dans
l’estomac.
François-Xavier regarda son assiette devant lui. Les minuscules petits fruits
bleus flottant dans un sirop presque mauve lui semblèrent tout à coup
dégoûtants. Pour la première fois de sa vie, il repoussa avec dédain son dessert
préféré. Il se dit que là, c’était vrai, il n’avait vraiment pas faim…
Jamais Julianna n’aurait cru se sentir si seule. L’hiver dans ce coin de pays
n’avait rien à voir avec celui de Montréal. Là-bas on le tolérait, avec plus ou
moins de réussite, et certains jours on l’ignorait complètement, tandis qu’ici,
on devait l’affronter en un inégal combat. Sur la Pointe, on se retrouvait coupé
du monde. Le lac vous battait froid et se murait sous ses glaces. Tout était
figé. À Montréal, Julianna pouvait sortir, vaquer à ses occupations.
Emmitouflée, elle ne se privait pas d’aller au théâtre, à des concerts ou à une
quelconque réception. Il y avait même un petit côté féerique à la saison. Ici,
elle se sentait prisonnière... La neige avait atteint une telle hauteur que dans
son état, elle ne parvenait pas à aller dehors... Enfin, la saison achevait et
le plus dur était derrière elle, c’était au moins ce qu’on lui répétait. Elle
s’approcha de son piano, y prit place, releva le couvercle du clavier, hésita
avant de le refermer d’un coup sec. Elle s’ennuyait. Même si la fromagerie était
fermée pour l’hiver, François-Xavier ne manquait pas d’ouvrage et passait ses
journées à l’extérieur à fendre dubois, à réparer des outils ou
encore chez Ti-Georges à aider à la ferme. Il avait mille et une
occupations.
Depuis plusieurs mois qu’elle lui avait annoncé son état, son mari était aux
petits soins pour elle. Il lui avait interdit de se lever pour préparer à
déjeuner. Il se chargerait de cette corvée, avait-il décidé. Elle pouvait donc
dormir tard le matin. Et c’est à peine si, dans son sommeil, elle sentait qu’il
l’embrassait. Elle entoura son ventre de ses mains. Le bébé venait de lui donner
un vigoureux coup de pied. Elle se releva et, une fois de plus, fit le tour de
sa maison. Sa maison... Cela lui faisait encore drôle. Elle traîna son gros
ventre de pièce en pièce. Elle ne l’avait jamais avoué à son mari mais elle se
languissait de la vie montréalaise. Là-bas elle se sentait en sécurité, entourée
de bruit et de gens. Ici, c’était l’immensité... Les larmes lui montèrent aux
yeux... Tout s’était tellement bousculé depuis la demande en mariage de
François-Xavier. Sa tante Léonie s’était occupée de tout et elle s’était laissée
emporter dans le tourbillon des noces. Sa marraine avait été si heureuse...
jusqu’à son veuvage. Comme celle-ci lui manquait ! Julianna décida de lui écrire
une longue lettre. La santé de sa mère adoptive l’inquiétait. Il faut dire que
perdre son mari lorsqu’on est à peine revenu de voyage de noces est
épouvantable.
Avec un frisson, elle alla remettre une bûche dans le poêle à bois. Ensuite,
elle ouvrit le secrétaire de bois pour y prendre son nécessaire à
correspondance. Elle s’enroula dans un châle et alla s’installer à la table de
cuisine pour rédiger sa lettre. Elle en écrivait ainsi plusieurs par semaine
mais sa marraine ne répondait que par quelques courtes lettres irrégulières.
Julianna se demanda ce qu’elle pourrait bien trouver de nouveau à raconter.
Comme d’habitude, elle écrirait qu’il avait encore neigé, que le bébé gigotait
dans son ventre, que son jeune mari travaillait beaucoup, qu’elle l’aimait très
fort et que sa tante lui manquait terriblement…
Les beaux jours revinrent et, à la fin avril, Julianna mit au
monde son premier enfant. Un beau petit garçon qu’ils décidèrent de prénommer
Pierre. Ses cheveux étaient roux comme son père. La vie de Julianna changea
irrémédiablement. Dorénavant, ses journées tournaient autour de ce nouveau
membre de la famille et de la grande joie qu’il lui apportait.
Tout
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